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TAYLOR
INSTITUTION
Bequeathed
by Professor
VIVIENNE
MYLNE
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MVL/v/e. 12>
OXFORD
1992
'*» » ~ m «■ 'm
FOrstlich - Starhemberg schc
XX D^ 7- "* Famiiien Bibu ° thek
• SchlOË Eîerding *
L EGO Û T
D E
BIEN DES GENS,
TOME SECOND.
» i i ■■ i ■ m — — m— <
A L Y O N,
.Chez J. Deville.
A ROUEN,
• 9
Chez A b r à ha m Lucas.
A B O R DE AUX,
Chez les Frères Labottiere.
A C A E N t
Chez Leroy, Imprimeur.
A M A R S E I LL E\
Chez M o s s y .
ALI L L E\
Chez Carré de la Rue.
m— m
L E G O U'T
D E
BIEN DES GENS,
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RECUEIL
DE CONTE S,..
Tant en Vers qu'en Profe,
TOME SECOND,
A AMSTERDAM";
Chez Chancviom, Libraire,
Et fe trouve À Paris ,
Chez Le Jay, Libraire, rue S. Jacquet , au-deffitf
de la rue des Mathums, au Grand Corneille.
M. D C C. L21%
LA
RECONNOISSÀNCE
A PROPOS.
L
E S fuites du défordre & du liber-
tinage deviennent quelquefois terri-
bles ; on fe contente de regarder
comme dangereux le commerce de
ces femmes malheureufes qui ne font
à perfonne & qui appartiennent à
tout le monde , on ne fonge pas à
tout ce qu'il peut avoir de criminel ;
fait-on fi les faveurs qu'on en acheté
n'ont point été vendues auparavant à
nos parens les plus proches , & fi l'on
nefuccede pas àfon frere,à fon père
même ? Ces. alliances odieufes peu-
vent avoir encore des conféquen-
ces plus horribles ; l'ignorance ne
fuffit pas toujours pour les excufer 4
A
& Ton frémîroit fi Ton y réflé-i
chiflbit.
Dcrval étoit né avec toutes les qua-
lités qui rendent un homme aimable ;
il avoit celles qui le font èftimer ;
mais il en fit peu d'ufage ; il perdit Tes
parens de bonne heure ; il fe trouva
-fiche & maître de lui rttèfoie dans
*c'et-4ge , où' tes pallions Réveillent ,
^où la jeuneffe a réellement beibin
'd'un guide : il n'en eut point \ fon ju-
gêfnent, fonder aftere rfétoteat pas
*t&tûfe ttififrs ; êtes àfhis feux , des
'liâifôns fbrtrtéés & entretenues par la
plaifir , ne tardèrent pas à régarer ,
'àeflàcér defonéfprit les principes de
tyérttts qu'il avoit reçus dans fon en*
fan ce ,^k qui n'a voient pas eu le tems
tte germeras riétoardireint ïur le vtee
-qu'ils lui préferiterent fous les images
• les plus fédùifarites. Dorvai s'y r livra
nvêc tranfport ; il pàffa fa jeurteffe
•da»*tfcu*es tes diflîpations & tous fc
s
«kéfordres ; fes amis 3pplqidiflbtent'4
fa conduite lorsqu'elle méritoit les
plus grands reproches , & dans fou
aveuglement il en {iroit vanité ; il
fe faifoit un jeu de la féduâipn , il
regardoit cornue un triomphe bien
glorieux pour lui , l'art avec; lequel
il attaquoit l'innocence , ou lu
vertu la mieux éprouvée , & par
lequel il les fyifoit fuccomber ; il étoit
fur tout fier d'entendre dire qu'aucune
femme ne pouvoit lui réfifter.
Cette ivrefle dura longtems ; mais
enfin Ton tempéramment s'altéra ; il
fentit affoiblir des forces dont il avoit
trop abufé ; dans ces momens on fent
le dégoût de la fatiété , on peut re-
venir à la fagefle. Dorvgl réfolut de
changer de vie , il crut être réformé :
il ne rétoit point:il voulut fe borner à
une feule maitreffe;il mépriiolt la plus
part de celles qui auraient çonfenti de
viyre avec lui fous ce titre ; il en cher-
Ai;
4
cha une qui pût Paimer , quî oubliât
{es richeffes , & qui s'attachât à lui
par tendreffe & par inclination. Il eut
-de la peine à rencontrer ce qu'il de-
firoit. i - -•'-' -'
Il étoit allé 'paffér quelque temsPÏ
la campagne pour rétablir fa fente ^ la
-fille d'un de fes fériniers attira- fon
attentionvelle avoit Pairie plus tendre
• » •
■êcAe plus intëréffant , toute la fraî-
cheur &c Péclat de lajeunèflfe* fesgràî-
ces et oient naïves & ; touchantes, là
candeur & l'innocence brilloïent dans
feis regards ; lorfqu'il lui parloit , il la
voyoit rougir ; cette timidité Pembei-
liflbit encore, Porval fentit pour «lié ,
ce qu'aucune femme ne lui avoit irif-
pire jufqu'à ce moment ; il crut que
la belle Dorothée , c'eft ainfi qu'on
l'appelloit , étoit la maitreffe qu'il
cherchoit ; il refolut de n'en avoir pas
•d'autre : il attaqua ce cœur fimple ,
il en trouva le côté fenfible , & 119
jarda pas à le faite aimer,
• Dorothée et oit vertueufe ; elle ne
pouvoit pas fe flatter d'être un jour
l'époufe de Ton maître ; elle ne fon-
geoit point à le devenir , elle penfoit
<ju eltejferok aflezheureufe de l'aimer
& d'en être aimée ; elle ne voyoit
rien au delà ; elle étoit fatisfaite : elle
imaginoit que Dorval le feroit ; mais
les deiirs de cet homme avoient un
autre but : l'innocence de Dorothée
ne lui permettait pas de l'en détourner
comment y auroit-elle réuffi,ellene le
prévoyoit pas.
Dorval l'entretenoit fanscefle des
plaifirs de la capitale , de ceux qu'\\
pouvoit lui procurer , du bonheur
dont il jouir oit avec elle, fi el!exon :
fentoit à le fuivre ; il les faifoit fou-»
haiter à Dorothée ; mais il falloit
quitter fon père, il falloit même par?
tir fans fan aveu ; elle ççfncevoit
qu'elle ne i'obtiendroit jamais : ellç
balançoit cependant. Dtif v#l ayoit
refpe&é jufques-là fa vefrtù , c'était
avec peine qu'il avoit contenu l'amour
qui rembrafoki en difféf antfon triom-
phe , il n'avoit voulu qtoè le rendre
plus vif; jufqu'à cemomcnt H n'avoit
prefque jamais eu le terni de defirer ;
il vouloir goûter ce plaifir : il le fa-
Touroit dans toute ftm étendue.
Pour déterminer l^mmable Doro-
thée à le fuivre , il vit qu'il étoit
hefoin de lui rendre ce parti né-
ceflfcire ; il ceffa en conféquence de
contraindre fcs defirs ; il la fuivit un *
jour dans la campagne où elle étoit
allée s'occuper de fes travaux ordi-
naires: elle étoit feule; les bleds qu'on
n'avoit point encore r ecueiHis,étoient
dans leur plus haute élévation , ils
pouvoient fervir d'afyle à l'amour &
dérober fes jouiffances à tous let-
yeux ; le tems , le lieu , Pobjet , tout
étoit nouveau pour Dorval$& devoit,
dans fon idée, ajouter à Ton bonheur,
^ joignit Dprothée^elle le vit en rôti
7
gîflant,en éprouvant un trouble fecret
qui n'étoït pas fans douceur. Dorval lui
fit quitter une occupation qui ne lui
paroiflbit pas faite pour elle ; il lui
parla plus vivemçnt de fa tendreffe ,
jouit de la naïveté de (es réponfes ,
prit des libertés qu'on ne repoufla-
points parce qu'on on en igaoroit les.
fuites ; il n'eut pas befoin d'art . pour,
amener fa vi&oire : l'amour feul en
fit tous les frais , & il crut n'en
avoir jamais obtenu de plus belle.
Dorothée revenue de Tivrefle &<
de l'égarement oîi fon amant l'avoit
plongée , baiffoit les. yeux avec coc-
fufion ; elle n'ofoit regarder. Dorval >
que ion embarras rendoit encore plu*
heureux ; elle ne lui fit point de re-
proches ; elle avoit partagé fes trans-
ports ; il diffipa fa timidité, fa h^nte^
elle l'aima davantage.
Dans ce moment elle n'eut plus la
force* de réfifter aux prières qu'il lui
Aiv
8
fit de l'accompagner à Paris r elle ne
fongea plus à la douleur dans laquelle:
elle plongeroit fon père ; cette idée
l'avoit toujours arrêtée : fa foibleffe
ne lui permit plus de l'écouter.
Dorval avoit prévu cet effet , il
prit fur le champ avec elle les me-
fures qu'exigeoit fon départ. Depuis
quelque tems il parloit du fien,
on ne de voit pas être furpris quand
il en feroit les préparatifs ; il fit
précéder celui de Dorothée : elle
voulut qu'il reftât après elle pour
' confoler fon père ; Dorval feignit
de fe charger de ce foin ; elle s'éloi-
gna à l'entrée de la nuit. Que devint
le vieux fermier , en ne retrouvant
plus fa fille ! il n'ofoit point fe pré-
fenter devant fon maître , il ne le
foupçonnoit pas d'être l'auteur de
fon infortune ; il pleuroit la perte
de Dorothée , fans favoir ce qu'elle
étoit devenue,ni ce qu'il avoit à efpé~
m ou à craindre. DorvaUe s'cmbar-
rafla gueres de fes larmes ; enchanté
des charmes de Dorothée , ne pou-
vant fupporter une plus longue ah-
&nce y il la fuivit deiuc jours après 9
& ne manqua pas de ie {aire un mé-
dite auprès d'elle des eonfolations
qu'il fe vanta d'avoir dominées au vieil'
lard, qu'il n'avoit pas même daigné
voir t la fenfible Dorothée lui té-
moigna fa reconnoiffance par les
témoignages les pli» vifs du plus ten-
dre amourr ; , .
• •* .
Dorval vécut avec elle dans une
douce uniofe, & auffi heureux qu'on
peut l'être dans le crime \ il renonça
àfes anciens égaremensjil fe contenta
du cœur qu'il poffédoit ; il étoit fur
d'être aimé pour kl même. Cette ef-
péce de réforme , ce; changement de
Conduite rétablit fa réputation , &
effaça les mauvaifes impreffions que
&s premiers défordres avoient don**
Av
10
nées ; on condamne la débauche gïot
fiere , mais on par&ftner im attache-
ment. Dorval en fit l'expérience;
5es pareils qui Firotent abandonné
pendant te cours de fes* dérèglement
le revirent dès qu'ils te entrent moms
diifipé ; ils s'kttérefferent à fa fortin
-ne , à fort avancement ^ ils le jprodttf-
firent auprès dit miniftre ; Tes taleris
naturels; (ment ^ppcçus- ^on crut
qu'on pourroit les employer avec
fruit ; il paroifïbit propre fnrtout
aux négociations ; on -lé chargea
de quelques eonftriiflioos délicates
dont il rendit le meilleur Compte :
dès lors ort conçut de Un les plus
grandes efpér ances : on l'envoya dans
une Cour étrangère. Ce ne fut pas
fans regret que Dérval fe vit obligé
de quitter fa chère Dorothée ; elle
ne pouvoit pas le fuivre,foti état ne le
perroettoit pas ; elle alloit être' bien-
tôt mère ; Dorval enchanté atten-
II
doit avec impatience l'enfant qu'elle
allât lui donner ; ne pouvant diffc-
rer fon départ , il prit les arrange-?
mens néceflàires pour affurer à U
maitreiïe toutes les commodités dont
*clle auroit befein jufqu à fes couches ,
& celles qu'il lui faudroit encore
pour le venir rejoindre auffitôt qu'elle
le pourroit fans danger.
Tranquille fur ce point , il partit
avec moins de regret ; il arriva à
la Cour où fon miniftere l'appelloit ^
les affaires dont il étoit chargé firent
une diverion dans fon cœur, l'amour
s'éteignit par degrés ; Dorothée n'é-
toit plus préfente à fes yeux ; une
nouvelle paffion lui fit 'oublier la
première : il crut trouver, plus d'at*
traits , plus de charmes , dans une
femme du pays qu'il habit oit. Il apprit
fans peine que fa chère mai trèfle
étoit morte des fuîtes, de fa couche ;
en ne lui dit point quel enfant elle
Àvj
12
avoit mis au monde , ni ce qu'il étoit
devenu ; il ne longea pas même à
s'en informer ; dix ans entiers qu'il
paffa dans cette Cour , l'effacèrent
abfolument de fon fouvenir ; pendant
ce tems il céda à fes penchans or-
dinaires , s'attachant à toutes les fem-
mes & volant de l'une à l'autre. Il
donna aux étrangers des exemples
d'inconftance qu'ils ne foupçonnoient
pas ; les dames voyoient avec dou-
ceur en lui le plus aimable & le
plus léger des hommes;
Son goût pour les plaHirs ne le
détourna point de fes affaires , il
fut les concilier avec elles ; on blâ-
moh fa conduite , mais on lui par-
donnent en faveur de fes talens & de
fes fuccès. Cette négociation fut fui-
vie d'une autre : elle ne dura que
cinq ans \ après cet intervalle il
revint dans fa patrie , la revit avec
plaifir % & fe propofa de ne plus la
quitter ; il y renouvella fes ancien^
nés connoiffances ,. en fit de nouvel-
les , & fe H vra à la diffipation , le*
emplois dont il avoit et é décoré fem-
bloient avoir jette fur fa perfonne un
luftre, qui s'étendit jufques fur fes-
défor^res;on l'aroit condamné autre-
fois comme un homme perdu dans
la débauche la plus crapuleufe ,. on
ne le voyoit plus alors que comme
un libertin, aimable : en l'applaudit-
fcnt , on- approfondiffoit l'abyme ou-
vert fous fes pas- ; H fallut un événe-
ment terrible pour l'éclairer^
Il y avoit trois ans- qu'il, étoit à
Paris; un jour il étoit dans une pe-
tite maifon de campagne qu'il avoit
auprès de cette capitale > & dans la-
quelle il raffembloitfouvent fes amis
& fes maitreffes» ; il donnoit à dîner à
une compagnie nombreufe; un la*
quais vint lui annoncer une femme
déjà âgée % qui demandoit avec beau-
i 4
#oup cTempreflement la faveur de lui
parler un infiant : que veut-elle ? s'é-
cria Dorval , allez lui dire que je n'y
fuis pas. Mais monfieur , reprit le
laquais*.. Faites ce que je veux,
interrompit le maître ; lui auriçz vous
par hazard dit le contraire ? La con~
fufion du laquais lui fit cennoître
qu'il avoit deviné ; il alloit s'empor-
ter , lorfque le domeftiqtte lui apprit
que cette vieille femme était accom-
pagnée d'une per forme très- jeune &
trè* - aimable ; cette circonstance ra T
doucit Dorval ; il ordonna qu'on
introduisit les deux dames» On ne
fit pas attention à la première ; fes
yeux , 6c ceux de fes amis fe fixè-
rent fur la jeune ; elle étoit habillée
d'une manière fimple & décente;
elle baifla les yeux en entrant; fa con-
ductrice fit des excufes à Dorval &
à toute la compagnie ; mais elle avoit
un procès considérable dont le juge-
trient n'étoit pas éloigné, & qne!c$
fofiicitatÎQns de Dorval pouvoienc
hn rendre favorable ; elle entra dans
les détails de ce procès ; perfonne ne
Fécouta ; chacun occupé de la jeune
fille y formant des projets fecrets fur
clIe,n'étoit pins, en état de prêter foo
attention à quelqu'autre chofe ; on
sfepperçut qu'elle avoit fini fon his-
toire lorsqu'elle cefla de parler,.
Dorval qui n'avoit pas été plus at-
tentif que les autres* jugea que le gain
•de ce procès étroit fur , qu'il n'y avoir
rien de plus clair , & promit fa pro~
teâiori. La vieille dame le remercia y
& le fupptia de lui accorder une au-
dience particulière y parce qu'elle
avok quelque chofe à ajouter encore y
qu'eUe ne powvoit dire qu'à luiïeul *
Dorval regarda la jeune perfenne,
& coœhtifit fur le champ la vieille
dans fon cabinet.
Moniteur , lui dit celle-ci 9 je n'ai
16
pcnxA de procès ; j'ai cherchée m^
traduire auprès de vous , je n'ai pas
trouvé d'autre prétexte j tout ce que
je vous ai dit eft un cprîte ; mais la
jeune fille que vous avez vue avec
moi, eft une réalité ; je crois qu'elle?
a fait quelque impreflion fijr votre
cpeur;; elle eft jeune, elle eft belle $
je vous réponds de fou innocence ?
confultez-vous ; voyez fi vous voulez
h paffeder r
Cette démarche , ce difc ours, cette
fyropofition n'étonnèrent point Dor*
val ; depuis longtems il étoit accou-
tumé 1 à de pareilles avantares. Il re~
merciamadame Janam, c'étoit le ûoite
de cet te femme ; il convint qu'il avoit
trouvé fa pupille aiiéaMe ;: & banif-
fant lés façons,ainfi qu'elle avoit.fâit^
il -fit. fes offres ; èllôs arçnonçoient u»
homme preffé de conclure , & qui-
craignoit que quelqu'aut.re tf allât fur
foa marché ; il demaa4a fi l'on feroi»
17
tentent d'un contrat de deux mille
écus de rente : madame Janam fiât
fatisfaite. A demain, dit-elle à Dorvalf
lignez Fafte dans la matinée , le foir
nous fouperons avec vous , & vous
ferez le Sultan favorifé.
Elle rentra dans la faite où étoit
la compagnie , en achevant ces mots ,
fit de nouvelles exeufes, fe plaignit
encore de fon procès , fe retira , &c
reprit avec fa pupille le chemin de
Paris. Dans la route elle Pinftruifit
de l'affaire qu'elle venoit de conclure»
Sophie , c'eft ainfi que s' appellent la
jeune perfonne , rougit en appre-
nant cette nouvelle ; fes yeux fe
remplirent de larmes. Quentends-je l
s'écria t'elle, qu'avez vous fjpt ! Quel
affreux marché!. . . Ma mère , ô ma
mère , avez- vous pu démentir votre
caraâere , vous abandonner à ces
honteufes extêrmités , vendre votre
fille 1 . » . Avez vous oublié cette vertu.
i8
dans laquelle vous m'avez élevée?
après l'avoir fait naître dans mon
fein , eft~ce à vous à chercher à la
détruire ? Quelle étrange conduite !
Je me rappelle encore avec trans-
port , les leçons précieu Tes que j'ai
reçues de vous ; elles ont fait mon
bonheur , & vous préparez à préfent
mon malheur & mon opprobre. Le
refpeâ -que j'avois pour vous étoit
le fentiment le plus délicieux auquel
je pufle me livrer. . . .Ah ! fans doute
ce que vous venez de me dire n'a
rien de réel , vous avez voulu éprou-
ver ma vertu ; une mère eu incapa-
ble de tenir férieufement un pareil
difcours à fa fille ; oui , je le vois ,
vous êtej bien éloignée de vouloir
me priver du pbifir inexprimable de
Vous eftimer.
Madame Janam , ne s'attendoit pas
à une réponfe fi vive de la part de
Sophie i elle garda quelque tems le
19
ffience : enfin elle- prit le parti de
lui parler plus ouverteméht qu'elle
ne l'àvoit jamais fait.
Sophie, lui dit-elle , fors de l'erreur
oh je te vois, oit je t'ai biffée trop
longtems ; tu n'es point ma fille ; ta
xnere te confia à mes foins ; autant
que j'en puis juger par les apparen-
ces , tu es le fruit d'un amour que
l'himen n'a point légitimé ; je ne fais
pas à qui tu peux être ; le fort de ta
mère m'eft inconnu ; j'ignore fa naif-
fance & fon rang ; peu de tems après
qu'elle t'eût remife entre mes mains ,
elle vint te voir une fois : je n'ai plus
entendu parler d'elle. Je pris de l'a-
mitié pour toi ; je réfolus de t'éleyer
comme ma fille : tu n'as point à te
plaindre de ma tendreffe & dp mes
foins ; tu fais tout ce que j'ai fait pour
toi ; je n'ai épargné aucune dépenfe
pour te donner une éducation con-
venable : tu en as profité* mais S
fft jufte que je recueille les fruits de
Aies foin'* : je ne prétends pas les
avoir inutilement employés ; tu mç
dois tôutjla fortune t'offre les rtioyens
de t'acquitter envers moi , tu es une
ingrate fi tu les refufes : tu manques
à la fois , à moi qui t'ai fervi de
mère , qui me fuis ruinée pour remr
plir les devoirs que m'irapofoit ce
titre , à toi même qui te trouvera*
réduite à l'indigence la plus affreufe »
& qui te fera d'autant plus infupor-
table , qu'il n'aura dépendu que de
toi de l'éviter.
Vous n'êtes point ma mère, répon-
dit Sophie confternée & confufe!
c'eft à votre générofité que je dois
la vie jufqu'à ce moment ; quel hor-
rible bienfait , fi telles étoient vos
vues lorfque vous m'avez donné ,vo&
foins ! Ah , madame , que ne m'aban-
donniez vous ? N'y a t'il pas des re-
traites deflinées à recevoir les mfor-
v
il
lunées , qui comme moi font rejet-
tées de leurs parens au moment de
leur naiffance, & qu'on repouffe com-
me le témoin odieux d'une foiblefle
honteufe ! Quelque humilians quô
foient ces afyles , mon innocence &
tna vértû y euffertt été en fureté ; } f f
aurois paffé des jours obfcurs & tran-
quilles, tels qu'ils conviennent à ceux
qui font nés auffi malheureufement
que moi : ah ! pourquoi m'avez- vous
gardée auprès de vous ? Ne cherchez
pas à me perfuader que c'eft la ten-
drefle & la pitié , vous n'y réuffirez
point ; vous m'avez éclairée fur vos
coupables projets : je vois en frémif-
• fant que le deffein dont vous m'en-
tretenez étoit prémédité depuis long-
tems j vous* l'aviez conçu fans doute
au moment que ma mère m'aban-
donna ; dès que vous vîtes que la na-
ture m'a voit* douée de quelques
avantages du côté de la figurç , vous
XX
«éfolutes d'en tirer un parti affreux ;
depuis que je fuis entre vos mains,
vous méditez la ruine de mon in-
nocence ; ces foibles attraits que vous
avez cherché à développer , ces ta-
lent que vous avez cultivés, ceuxquç
vous m'avez procurés, font autant dç
fleurs dont vous avez tâché de parer
votre viûime ; n'appeliez pas à votre
fecours ma rcconnoiflance : elle ne
vous aidera point à me féduire ; je
fais ce que je vous dois : vous avez
empoifonné tout ce que vous avez
fait pour moi ; vos projets coupa*
blés me difpenfent de toute gratitude,
& je ne puis vous accorder celle que
vous defirez : elle feroit un crime ;
Barbare ! A quoi, me réduifez vous ?
Ah ! fi vous me deftiniez à ces hor-
reurs, pourquoi me parKez-vous*le
langage de la vertu , pourquoi m'ap-
preniez vous à l'aimer ? Je frémis en
examinant vos motifs ; vous vouliez
qu'elle me fervit de fauve-garde
jufqu'au moment où vous trouveriez
votre avantage à me la faire perdre*
O, mon Dieu, à quelle épreuve m'as*
tu réduite !
" Ce difcours jtftta madame Janatn
dans la consternation & dans la dou-
leur ; Sophie avoit pénétré ion ame
toute entière , & avoit découvert
toutes fes noirceurs ; cette* femme
ne pouvoit rien dire pour fon excufe ,
auffi n'entreprit . elle pas de fe jus-
tifier : elle ne s'occupa que du foin
de corrompre fon élevé. Elle employa
tous les fecrets de la féduâion ; elle
lui repréfenta les richeffes dont elle
jouiroit , les plaifirs qui s'empreffe-
roient autour d'elle;elle eflaya même
de lui prouver que fa vertu s'àllar-
moit trop vivement , que ce qu'on
exigeoit d'elle étoit permis ; elle fe
fervit enfin de toute la morale in-
ventée par le libertinage ; elle se
14
put parvenir à convaincre Sophie;
Vous m'avez parlé différemment au-
trefois , lui dit elle ; je me fouvïens
encore de vos premières leçons :
elles font gravées au fond de mon
cœur,il les fuivra fans ceffe,il y trouve
fon plaifir.
Elles arrivèrent à Paris,oîi la vieille
malheureufe continua fes infâmes ex-
hortations^ huit la contraignit de les
interrompre. Sophie 9 lui dit elle ,
ne difputez plus , couchez vous , &
réfléchiffez fur tout ce que je vous ai
dit ; préparez - vous à l'obéifTance ,
vous m'en remercierez un jour ; fou-
venez*vous que ce dernier fervice
n'eft pas le moindre de ceux que je
vous ai rendus.
Sophie ne répondit pas ; elle avoit
pris le parti de fe taire, en s'ap-
percevant que le cri du fentiment &
de la vertu , ne pouvoit trouver un
paffage dans ce cœur nourri d'op-
probre ;
jirobre ; elle pafla h nuit dans
les larmes & dans les inquiétudes ;
h fîtuation dans laquelle elle fe trou-
voit étoit terrible, pour une perfon-
ne de fon âge & de fon caraâere ;
elle réfléchit long-tems fur les moyens
de fe fauver du danger qui la mena-
çoit ; aucun ne fe préfentoit à fon
efprit. Le lendemain , le jour la trou-
va les yeux encore ouverts , elle s'ha-
billa triftement. Madame Janam vou
lut renouveller les difcours de la
veille ; elle la conjura de fe taire ;
celle-ci crut devoir lui donner cette
fatisfaâion ; el|e fortit pour aller
terminer l'affaire du contrat avec
Dorval. "*
Sophie refta feule dans fa maifon ;
parmi les idées qui lui routaient dans
la tête 9 pour fe dérober à l'oppro-
bre , il s'en préfenta une à laquelle
elle fe fixa. Madame Janam ctoît ab-
fentej elle avoitla liberté qui lui étoit
B
i6
néceflaire. ; .elle forrit & ie rendit
chez un Magiftrat refpe&abîe : il étoit
encore de bonne heure, on ne voulut
pas la laitier entrer ; on lui dit d'at-
tendre ; elle avoit peu de momens à
perdre : elle demanda avec tant d'inf-
tance, la grâce d'être admife fur le
champ , qu'on ne put la lui refufer.
Ses grâces touchantes gagnôient
prômptement les cœurs. On alla dire
au Magiftrat qu'une jeune perfonne
qui paroiflbit fort affligée, le con-
piroit de lui accorder une audience
particulière. Cet homme refpe&able 3
intéreffé par cette annonce , ordon^
na qu'on l'introduisît; il fit fortir tout
le monde de fon appartement. So-
phie fe jetta à fes pieds , & fondant
en larmes , elle lui raconta fa mal*
heureufe hiftoire , & implora fes fe-
cours contre la perfécution qu'elle
éprouvoit.
Le magiftrat la fit relever avec
bonté ; ce fpé&ûck l'émut ( la vertu
pourfuïvie n'implorôit pas fon ap-
pui en vain ) il la confola, il diffipa {es
craintes. Ne vous affligez pas , lui dit-
il , raffurez-vous , ma chère enfant ,
foyez toujours atiffi fage que belle ;
les protections ne vous manqueront
pas, vous vivrez heureufe & tran-
quille : quant à l'affaire qui vous
amené ici, croyez que vous en ferez
quitte pour vos frayeurs ; retournez
dan$ votre maifon , 'tâchez d'empê-
cher qu'on ne foupçonne <pe vous
êtes fortie ; oc fi Cela ri'eft pas pof-
fible , ayezToin qu'on ne penfe point
que vous êtes venue ici. Quand vo-
tre 'prétendue riréré vous parlera
* r * ,
de M. Dorval , n'affe£tez plus ni
dégoût, ni dédâih ; fuivez-la j>ai«*
fîblemenr, & fans vous plaindre, lorf-
qtfelle vous conduira chez lui ; ne
montrez ni inquiétude , ni effroi ; je
vous! donfifeenià^pàroléqu'il n'alrriveri'
Bij
xi
rien qni puifle allarmcr votre hon-
neur , ni bleffer votre délicateffe ;
comptez fur moi , répétât-il , en la
voyant çonfufe de ce difcours , &
inquiète de l'ordre qu'il lui donnoit
de fe rendre chez Dorval ; comptez
fur mes foins , fur les mefures que
je vais prendre ; vous m'avez inf*
truit , vous m'avez appelle à votre
, fecours : je ferois coupable de votre
perte, & plus criminel que la Janam ,.
fi je vqu? le refufois , & même fi je,
le différois.
Sophie raffurée ,promit de fuivre le
confçil du Magitfrat , & de faire
exactement tout ce qu'il lui recoin-»
ipandoît ; elle reprît le chemin de
la maifon de la Janam ; elle y arriva
avant çlie, rentra fans être apperçue ,
fip mit à fon çUvçffin 9 comme s'il n'é-»
toit riep arrivé, (-a vieille dame, à foi»
retour , n'eut pas le moindre foupçoa
i^çUjp $t fpmç, £t9P»& 4ç te vw
fi tranquille , elle fe garda bien de lui
en demander la caufe ; de nouvelles
difcuffions pouvoient la remplir en-
core de trouble , rallumer les allar»
mes de la veille , aigrir ion efprit f
dont il feroit alors plus difficile de fe
rendre maître ; elle crut entrevoir
dans ce calme , une ame laffe de
combattre , réfolue de céder , ou que
dumoins il feroit aifé de vaincre ;
dans cette confiance elle prit un air
plus libre 9 elle vaqua à {es affaires
comme à l'ordinaire , adreflant de
moment à autre, quelques paroles
flatteùfes à fa pupille , vantant fes
agrémens , la fraicheur de fon teint >
Féclat de (es yeux , au pouvoir des-
quels les cœurs n'auroient pas la force
de réfifter ; elle hazarda quelque
chofe de plus fignificatif , elle parla
de M» Dorval , loua fon mérite , fes
bonnes qualités ; elle s'étendit fur*
tout fur fes richefles > & fur fa généra;
Biij
\
30
fité. Sophie, gardoit le filence , elle
lâchoit de contenir l'indignation que
ces propos lui infpiroient ; elle s'at-
tachoit principalement à ne laiffer
voir dans fes yeux aucun aveu , ni
auéun défaveu. Madame Janatn ne
douta: plus que fes leçons n'çuflent
opéré fur l'efprit de. Sophie; elle
penfa que les reproches qu'elle, lui
avoit d'abord faits , avoient été eau-
fés par les terreurs de l'innocence &
de la vertu ; elle fe perfuada que c'en
étoit les derniers foupirs ; les ré-
flexions de la nuit , lui parurent avoir
produit ce changement. ' :
L'heute du rendez-vous appro-
choit : elle propofa à Sophie de s'ha-
biller : elle ne la vit point ,s'qppofer
au deiir quelle, a voit < de la parer. Dès
que la toilette fut finie , elle monta
en carrofle avec elle , & elles ne
tardèrent pas à arriver à la maifon
4e campagne de Dorval.
3*
Dorval les attendok avec impa-
tience ; il avoit aflemblé un nombre
choifi de fes amis ; à qui il vouloit
faire voir (à conquête; fon bonheur
devoit lui paroître plus grand , lorf-
qu'il auroit des témoins : parmi ces
amis , il y en avoit quelques-uns qui
ne s'étaient pas trouvés chez lui la
Veille ; Sophie leur étoit absolument
inconnue ; ils pouffèrent un cri d'ad-
miration en la voyant ; ils félicitèrent
Dorval , d'une fi charmante . poflefi-
fion : il n'y en eût point qui ne fut
jaloux de fon marché , & qui ft'efpé^-
rât de partager un jour avec lui les
bonnes grâces d'une fi jolie perfonne ;
tbus,en vantant la félicité de Dorval ,
laifferent entrevoir leurs defirs &
leurs efpérances; la converfation s'ar
niriia ; Sophie , peu faite aux propos
qu'elle entendoit , rougiflbit à chaque
infiant ; fa confufion augmenta les
plaifanteries & les prétendus bons
Biv
mots de la compagnie ; on ftmptt*
ta à tout autre motif , qu'à celui
qui la catifoit réellement , la modeftie
& l'innocence ; fa fituation étoit pé-
nible ; elle attendoit avec impatience
que le Magiftrat l'en délivrât; elle ne
yoyoit venir perfonne , elle en fré-
miflbit ; fës yeux, à chaque minute ,
fe tournoient du côré<te ta porte;elle
prêtoit l'oreille au moindre bruit;
rien ne paroiflbitjelle foupiroïten
fecret : elle avoit de la peine à fe dé-
fendre de quelque défiance ; les pro
méfies qu'on lui avoit faites la ra£»
furoient cependant; mais elle crai*
gnoit qu'on ne les exécutât trop tard;
dans quel embarras un délai pourroit-
il la jetter ! elle étoit déterminée à
fe défendre , . à mourir plutôt que
de mériter les avantages qu'on lui
propofoit ; mais quelle eft la réfif?
tance d'une jeune fille ? Comment
repouffera -t^elle la force? Un homme
qoï a été capable de Tachetter, ref»
peôera-t-il un bien qu'il croit à lui ?
N'aurat-il pas même la lâcheté d'em-
ployer la violence ? ,
Ces reflexions ajoutaient à fon in-
quiétude , elle augmentoit à chaque
infiant ; on fe mit à table , ïes dit-
cours libres des convives n'étoient
pas capables de la raffurer ; elle ne
ttevoit pas efpérer cfy trouver on
proteôeur ; il n'en étoit aucun qui
n*etit payé bien cher le bonheur d'être
un infiant à la plàcelte DorvaL
Les heures s'écouloient cependant,
le fouper approchoit de fa fin , Yxtny
patient Dofval vouloit hâter le mo*
ment de fes pfaifirs. Mes amis,di-
foit-il à fes convives , votre préfence
m'a toujours été agréable : elle me
le fera beaucoup demain ; mais pour
aujourd'hui vous me permettrez <f ea
nferfans façon, mon excufe efl de-
vant vos yeux ; je vous garantis m
Bv
;
J4
complaîfance quand vous ferez dans
le même cas : ayez-en un peu pour
moi. On plaifanta beaucoup de ce
compliment : à la fin on le trouva
raifonnable ; on fe xlifpofoit à fatis-
faire Dorval ; Sophie étoit remplie
de trouble & d'effroi : cet état ne
dura pas plus longtems.
Un inconnu s'avance , il entre fans
fe faire annoncer dans l'apparte-
ment où la compagnie étoit affem-
blée & fe préparent à prendre con-
gé. Sa préfence étonne tout le mon-
de; Dorval fe plaint de ce .qu'on vient
le troubler dans cette maifon; il
parle avec aigreur à cet homme ;
quel motif peut l'amener à cette
heure, dans fa maifon de campagne ?
l'inconnu ne lui répond point , il fe
contente de lui préfenter un papier ;
Dorval l'ouvre , y trouve un ordre
du Roi, qui lui défend de troubler
l'Exempt qui fe préfente chez lui >
35 •
dans la commiflîon dont il eft chargé;
étonné de cet ordre & de cette
vifite , Dorval demande avec inquié-
tude de quoi il eft queffion.
Monfieur , répond l'Exempt , vous
êtes le maître de recevoir chez vous
toutes les perfonnes que vous voulez -
mais permettez-moi de vous le dire,
vous ne connoiffez pas cette vieille
dame & cette jeune demoifelle ! fans
doute ce n'eft pas ici que je ferois
venu les chercher , fi vous les aviez
mieux connues ; j'ai ordre de les arrê-
ter toutes les deux ; mais afin que vous,
ne les confondiez pas enfemble , je
vous expliquerai mes ordres avec
un peu plus de détail ; je vai s
conduire madame , ajouta - 1 - il en
déiignant la Janam , dans une maifon
de force , où elle expiera les crimes
qu'elle à commis fans doute , & prin-
cipalement le dernier dont elle à vou-
lu fe rendre coupable ; - le tems , le
lieu , les circonftaaces dépofent en
faveur des éclairciflements qu'on a
reçus : quant à mademoiselle , con-
tinua-t-il en montrant Sophie , cite
n'a qu'à choifir le Couvent qui lui
conviendra le mieux , je l'y accom-
pagnerai ; elle n'y manquera de rien*
elle fera la maitreffe de le quitter
quand il lui plaira , & fi elle a quel-
que vue pour fe marier , elle ne doiv
nera pas feulement à fon époux une
femme aimable & refpettable par fa
vertu, elle lui portera encore une
dot que la biçnfaifance doit à la &»
gefle qu'elle a montrée.
Toute ta compagnie refta ftupé*
faite à ce difcours ;. Dorval ne put
voir {ans douleur y l'obftacle qu'oit
mettait à fes plaifirs y il regarda So-
phie ; l'air de faîisfaâion répandue
fur fon vifage , hii apprît qu'il avoit
d'abord mai jugé d'elle : voyant qu'il
n'y avoit point de remède y iL vouk
lut fe faire un mérite de fa fournit
fioa ; il s'approcha d'elle & lui fit
ies excufes de ce qui s'étoit pafl&
Vous n'avez pas befoin de vous
^uftifier,reprh l'Exempt; vous n'avez
fait que ce que tout autre auroît fait
fans doute à votre place ; il eft bien
peu d'hommes qui euffent le courage
de refufer te bien qu'on vous avoit
offert ; vous ne deviez pas être plus
délicat qu'une mère ; cette femme
feroit unmonftre, fi elleétoit réelle •
ment celle de Sophie , & cette aima-
ble fille feroit trop malheureufe , fi
elle lui devait le jour ; mais la Janam
n'a fait que relever ; je faurai d'elle
de qui elle tient Sophie ; (es indices
pourront peut-être me faire parve-
nir à découvrir les parens barbares y
qui ont abandonné un enfant qu'ils ne
xnéritoient pas , & l'ont livrée à une
fcélérate qui la gardoit pour la proâ»»
tuer.
La Janam tremblante & demi-morte
de peur , répéta ce qu'elle avoil déjà
dit à fa pupille , en jurant qu'elle n 9 ea
favoit pas davantage ; on lui deman-
da le nom de la mère de Sophie, il
paroiffoit impoflible qu'elle l'ignorât.
Je ne fais pas quel étoit fon état ,
répondit-elle , la fage femme qui Pâc-
coucha me remit fon enfant , elle
vint une fois la voir avec elle ; on
m'a affurée qu'elle étoit morte : je ne
l'ai entendue appeller que du nom
de Dorothée.
Dorothée, s'écria Dorval , quel
nom dites-vous. . . Sophie. . . Se pour-
voit- il ? . . . Achevez, madame Janam,
dans quel.tems reçût ez-vous cette en-
fant ;* il y a dix-huit ans , répondit-
elle; elle ne faifoit alors que de
naîrre ; fa mère dans la vifite qu'elle
me fit , ôta de Ion cou lé collier que
vous lui voyez actuellement , & l'at-
tacha à celui de Sophie , c'eft une
parure que je lui ai toujours confer-
vée.
39
Dorval porta les yeux fur ce col-'
lierai pria Sophie de le lui laitier exa-
miner de plus près ; cette aimable
fille le détacha. Je n'en puis douter ,
s'écria Dorval ; oui , c'eft le même
ornement que je donnai à Dorothée
la veille de monf départ ; les diamans
font les mêmes , on n'a rien changé
à la monture : Sophie ! Sophie ! vous
êtes ma fille ! mon cœur m'en allu-
re, & mes yeux trouvent en vous les
traits qui m'avoient charmé dans
votre mère l
Sophie interdite , ne favoit fi elle
veilloit; elle trou voit un père dans
celui qu'elle avoit regardé jufques-là >
comme fon perfécuteur ; elle tomboit
à fes pieds , lui prenoit les mains ,
les mouilloit de fes larmes , & ré*
pondoit à fes carefles.
Cette feene touchante attendrit
toute- la compagnie. O ma fille ! s'é-
crioit Dorval,en quel tems retrouves-
4<>
tu ton père ! Dans quelle cïrcoirf-
tance ! Dans un moment oit il alloït
fe fouiller du plus noir des crimes >
où il fc propofoit de te preffer dans
fes bras inceftueux. O monfieur,
difoit-il à l'Exempt, que ne vous dois-
fe point ? De quel précipice affreux
venez- vous de me retirer ? Non , je
n'oublierai jamais cette obligation;
ma fille , ma chère Sophie , tu n'as
connu encore que les foibleffes &
les erreurs d'un perc ", tu en éprou-
veras la tendrefle ; ta vertu ne rou-
gira plus , elle paffe dans mon cœur ,
elle le pénétre ; tu m'arracheras k
mes égarements , ce fera ton trioo-
phe , celui de la nature.
L'Exempt conduifit la fauffe mère
â la maifon de force j il laiffa Sophie
entre les bras de fon père , & courut
rendre compte au Magiftrat de ce qui
venoit de fe paffer fous fes yeux»
Dorval en perdant fa maitreffe t
4*
retrouva une fille tendre & gagna
beaucoup à cet échange. La vertu ,
la délicateffe & le bon fens de Sophie
firent fon bonheur. Il travailla à lui
affurer fon nom & (es richeffes ; il la
reconnut publiquement pour fa fille
& pour fon héritière , il revêtit cet
aûe de toutes les formalités nécef-
faires ; elle méritoit ce bonheur , Se
tout le monde applaudit aux démar*
ches que fit Dorval pour l'aflurer.
\
4*
ZILA. ATIS.
IDYLLE.
\J N jour à fa bergère , Atis porte ait
oifeau.
Je l'ai pris , lai dit-il , fous le prochain.
berceau ?
récois caché fous le feuillage ,
Et je tenais à tous ce gracieux langage.
<« Venez , c'eft à Zila que je veux vous offrir*
» Eft-il quelqu'un de vous qui veuille itre
farouche I
»» Petits oifeaux ! combien elle va vous
chérir !
a» Vous aurez tout le jour des baifers de &
bouche \
m Vous ferez nourris de fa main ,
» Vous ferez admis dans fa couche >
» Et vous dormirez fur fon fein#
Cet innocent s'eft l'aUfé prendre* %
On eut dit que , charmé d'un auflî beau
deftin y
Il fe prêtoit à mon deflein ,
4i
Tant il fembloit peu fe défendra
Z I L A.
Bel ami ! tu veux donc habiter parmi nous :
Ah / fais-nous ce plaifir , refte , je t'en'
conjure*
Nous t'offrirons une onde aufli fraîche , auffi
pure
Que J'onde qui s'échape à travers les cailloux?
Des grains, des fleurs, de la verdure,
Tous les plaifirs enfin qui flatteront tes goûts.
Là bergère à ces mots , fur fon riant plumage
GlifTa légèrement la main.
L'oifeau battoit de l'aile , & de fon efclavage
Tentoit de rompre le lien .
Zila foupire» Hélas ! s'il a voit une amie.* •
Dit-elle. Sam aimer peut on pafler fa vie ?
Comme nous n'a-t-il pas un coeur ?
Quand tu Tas pris , pçut-étre en ce moment
d'horreur ,
Il venoit de quitter cette moitié chérie,
Encor rempli de fon bonheur ,
Aveugle & fourd à tout lé refte ,
Il couroit au piège funefte ,
Sans en reçonoître l'erreur.
Sa compagne l'attend fans doute. ,ï
44
Pour elle quel chagrin amer !
Ah ! mon bien aimé , qu'il en coûte
De perdre pour jamais ce qu'on à de pli»
cher !
tour an moment , tous deux , mettons-nous
à fa place.
Si l'on vouloit un jour me féparer de toi ,
Atis ! quelle affreufe dîfgrace ? .. »
Y confentirois-tu , dis-moi ?
Et fi je te perdois. . . Jufte ciel que j'implore I
Epargnez à nos feux un fi trifte retour • • •
Objet d'un immortel amour !
Que deviendroit Zila • • • Ta Zila qui
t'adore S
A cet infortuné , laiffons prendre Pefior.
i Que nous ferons bénis ! quels tranfports l
quelle fête !
Quand le couple amoureux va fe revoit
encor !
Atis ! que de plaifir ce retour leur aprêtei
Sel oifeau ! le te rends à tes premier^
liens $
Pars» tu diras à ton amie ,
Qu'enchaîné comme toi fous une loi chérie ,
En faveur de fes feux» ^ s & g race aux tiens.
4J
L'ORACLE. *
V/N n'évite pas les arrêts de la
deftinée ; les moyens que Ton prend
pour les détourner , les précipitent
prefque toujours : tel auroit vécu
fort tranquille > fi Ton inquiétude ne
lui avoit fait chercher le fort qui Pat-
tendoit dans l'avenir. Ceft ainfi que
les Dieux ont voulu punir l'indifcreté
curiofité des hommes ; ne fongeons
point à pénétrer les fecrets qu'ils nous
cachent , remercions - les plutôt de
nous en avoir ôté la cpnnpiffance ;
ç'eft un des plus grands témoignages
de leur bonté pour nous. >
Dprus régrçpit fur la Lydie ; fe$
- ii " nif t;— — *m
. * Ce Conte a para en Angloi$ , au com-
mencement de Tannée 1 766 > on ttoiiteici
nlutft; (ju'o^ ne le pra4aic f
4<*
conquêtes avolent aggrandi l'état
dont il avoit hérité de fes pères ; il
jouiffoit enfin du repos , chéri de
tous les peuples fournis à fâ domi-
nation , occupé du foin de les rendre
heureux ; mais il ne l'étoit pas lui-»
même. Le ciel n'avoit point encore
béni fon himen ; envain il lui deman-
doit un héritier , qui , inftruit par ks
leçons & par fon exemple , pût rem-
plir avec dignité le trône qu'il devoit
lui laiffer un jour , & travailler après
lai à -la félicité de fon empife. C'étoit
le dernier vœu de ce bon Roi ; il étoit
inquiet fur le fort de fes fujets , lors-
qu'il ne feroit plus.
Ce fouhak généreux méritoit d'être^*
exaucé : il le fut enfin ; là Reine ac-
coucha d'un fils ; Dorus éprouva la
fatisfaâion la plus vive ; la Lydie 1»
partagea , la joie fut univerfelle ; on
remercia les Dieux , on les confulta ,
félon l'ufage , fur la deftinée de l'eft-:.
47 . r
/ant ; cette cérémonie le fit avec
l'appareil le plus impofant : on la
rendit plus magnifique qu'elle ne l'a-
voit jamais été.
Lorfqu'on eut achevé tous les pré-
paratifs 9 on marqua un jour pouf
cette pompe augufte ; le peuple qui
Pattendoit avec impatience , fe ren-
dit en foule au temple ; auffi-tôt qu'il
fut arrivé , le Roi y parut fuivi de
toute la cour ; il prit l'enfant des
mains de fa nourrice, & le remit
entre celles du Grand-Prêtre , qui le
plaça fur le facré Trépied : on com-
mença les facrifices , plusieurs viâi*
mes furent immolées pour rendre
grâces aux Dieux , & les rendre fa-
vorables ; le Pontife examina leurs
entrailles ; le Roi , la Cour & le
Peuple avoient les yeux attachés fur
lui ; ils fembloient chercher à dévi-
neç dans (es regards l'oracle qu'il
devoit annoncer. On vit d'abord avec
4*
joie laférénité briller fur fon vifage <
au premier coup d'oeil qu'il jetta fur
l'intérieur des viâimes,elle fit bientôt
place à quelques mouvemens d'inquié-
tude & de chagrin qui fe firent
fentir à toute Faffemblée. Le Grand-
Prêtre continua fon examen ; il parut
pendant quelque tems plongé dans
.une méditation profonde ; il en fortit
enfin , & s'éloignant de l'autel , il fe
tourna vers le Monarque , & lui
adrefîa ces mots :
« Les Dieux te chériflent ! Dorus,
*» ils t'ont donné ce fils comme un
♦> gage de la faveur dont ils t'hono-
» rent ; ta deftinée fera heureufè ; la
*fiennene|m'e{t pas connue.LesDieux
» ont épaiffi le voile qu'ils ont éten-
» du fur l'avenir ; j'entrevois un mo
* ment" terrible ; je ne vois point ce-
»lui qui le fuivra ; une main bien
» chère s'arme contre lui ; qui pourra
p fufprendre les coups ? Le lang cou-
lerat-
49
•> fera-t-il ! la mort frapperai- elle !
» le Ciel n'a pas voulu me le révé-
» 1er. »
Ce difcours porta le trouble dans
l'ame de tous les aflïftans ; Dorus
accablé fe retira dans fon Palais ,
implorant les Dieux, & les fuppliant
de ne pas empoifonner leur bienfait.
Quand il fut un peu revenu à lui-
même , il réfléchit fur l'Oracle , il
l'examina avec attention ; il tâcha
de démêler le fens qu'il renfermoit ;
*>n fils étoit menacé d'un malheur ,
comment pourroit-il parvenir à le
détourner ?
Incertain , inquiet , il courut à
^appartement de la Reine dans le
deffein de la^ônfulter ; elle étoit déjà
înftruite de la réponfe du Grand-
Prêtre ; il la trouva noyée dans les
larmes , gémiffant de fon infortune ,
appellant la mort & livrée à un dé*
C
5<>
fefpoir qui mettoit fa vie en danger;
Il fe vit forcé de U confolçr , pendant
qu'il avoit befoin d'être confolé lui-
même 9 de lui cacher fes terreurs &
fk tâcher de lui infpirer des efpéran»-
ces qu'il n'avoit pas. £n imaginant
des motifs de confolation , il en
trouva quelques-uns qui le féduifi*
rent. Cette main bien chère , dont TO-
yacle menaçoit fon fiU , lui parut
f tre celle d? quelqu'un de fes parens ;
pour le mettre à l'abri de l'attentat
qu'il avoit à craindre , il lui fembla
néceffaire de l'éloigner de fa Cour 9
de le faire élever loin de fe famille &
dans robfcpritérfl efpéra que le tems
pu te bonté des Difcux feroit naître
quelqu'çvenement qui lui feroit fa-
vorable.
. Le malheur eft toujours crédule ;
il adopte avec tranfport toutes les
chimères qui le flattent ; la Reig?
s
11
ranimée fe remplit de la confiance
qu'elle voyoit à fon époux ; quelque
douloureux qu'il fut pour elle de (e
féparer de fon fils , elle y confentit
dans l'idée qu'il feroit plus heureux.
Dorus fe hâta d'exécuter le projet
qu'il avoit conçu ; il croyoit n'avoir
point de tems à perdre ; chaque ins-
tant de délai le faifoit trembler ; il
«nvoya chercher Orixis ; c'étoit uti
homme qui avoit les connoiflances
les plus profondes & les vues les plus
vaftes. Il avoit été d'abord le com-
pagnon des armes de fon Roi -, après
s'être diftingué dans les combats , il
avoit été appelle à i'admintfratioh
du Royaume ; il y préfidoit avec
tfuccès ; (es talens le rendorent cher
au maître & aux fujets. II étoit reirt-
pli de la plus grande ambition j ce*
pendant il s'étoit conduit d'une ma-
nière irréprochable ^ excepté datô
5*
quelques occafions,oii pour parvenir
à fes fins , il s'étoit écarté légère-
ment de Pexaâe probité ; mais il avoit
eu Fart de fe cacher aux regards du
public.
Orixis ne tarda pas à fe rendre
.auprès de fon maître ; celui-ci l'in£-
truifit de fes craintes & de fes efpé-
rances ; il lui apprit qu'il Pavoit
choifi pour guider la jeuneffe de foa
fils , & lui fit part du deffein qu'il
avoit formé pour le fouftrairç aux
.dangers dont fes jours étoient me-
nacés*
Touché de cette marque, de con-
fiance , Orixis réfolut de la mériter.
Il prévit de grands avantages dans
4 9 emploi dont il alloit être chargé ; il
.et oit sûr de s aflurer l'amitié de l'hé-
ritier du Thrône ; que ne devoit-il
.pas attendre de fa reconnoiflance ? fa
^puiffance & fa grandeur ne pouvqiçilt
gu'augm^itçr.
55
II connoiflbit une retr^tre folU
taire , ignorée de tout le monde ,
fituée au milieu d'une forêt épaiffe
que Ton croyoit habitée par les
Dieux , & dans laquelle les Lydiens
refpeâueux & tremblans «n'avoient
jamais ofé pénétrer * ce fut l'afyle qu'il
propofa de donner au jeune Prince.
Il convint avec Dorus qu'il viendrait
le prendre au milieu de la nuit , pour
Fy conduire.
La Reine cependant affaiblie par le
mal & par les chagrins que l'Oracle
lui avoit fait éprouver , accablée du
départ néceffaire de fon fils,touchoit
à fes derniers momens ; elle l'em-
brafla pour la dernière fois ; & après
avoir eu une conférence fecrette
avec le Grand-Prêtre , fans' autre
témoin que la nourrice du jeune
Prince , elle mourut , enkùdifant
54
fedieu & .en le recommandant i la
proteftion puiffante des Dieux.
Orixis arriva dans cet infiant ; il
reçut dans fon char le fils de fou
maître ; la nourrice y monta avec
deux femmes efclaves , & fon pro-
pre fils , qui s'appelloit Agénor , fie
qui devoit être élevé avec l'héritier
de Dorus. *
Quelques années s'écoulèrent fans
qu'il fe paffât rien de remarquable ;
les deux enfans conçurent l'un pour
l'autre l'amitié la plus rendre -, leur
éducation lut la. même ; leurs pro-
grès lurent égaux j ils partagèrent
enfemble leurs études & leurs plal*
firs. Le Roi que la tendreffe pater-
nelle conduifoit fouvent dans leur
fclitude , applaudiffoit à leur union ;
il voyoit avec plaifir la fenfibilhé de
fpn fils ; un Roi capable d'amitié
(ferait être cher à fes fafeis : il de*
voit faire leur félicité.
. Quand le Prince fut parvenu à
l'âge de quinze ans , {on père jugea
à propos de le faire venir à Ta Cour;
le tems avoit effacé les premières in*
preffions que l'Oracle avoit faites fur
ion efprit ; le Royaume jouiffoic
d'une paix profonde ; point d'enne*
dis à craindre au dehors , auciu*
trouble au dedans ; il efpéra que le*
I>ieux étoient appaifés ; il ne put
fapporter plus longtem féloigne-
mew d'un as qui faifoit fes délice*
Ht {on efpoir.
; Le jeune prince fut bientôt inf-
fruit de ce deffein ; fatisfait de. fa
(biitude , il n'avoit jamais defiré de»
honneurs &un éclat qu'il ne connoiC
foit que par les récits qu'il avoit en-*
tendus ; il fentoit que fa deftinée Pap*
pelloit ailleurs ; il attendoit fans im*
Civ
5*
patiance les volontés de fon père à
cet égard ; il reçut fes ordres avec
rëfpeâ ; il lui démanda feulement
qu'en quelque lieu qu'il voulut l'ap-
peller, il ne le féparât point de
fon cher Agénor , & qu'il pût trou-
ver fon ami aux pieds du Thrône i
Comme au fond de cette forêt oh il
avoit été élevé. Dorus y confentit £
il embrafla fon fils , & le confirmai
dans ces fentimens ; Agénor parte*
gea lès honneurs qu'on rendoit au
Prince ; il arriva à la Gour avec lui
gu milieu 4es acclamations du peuple»
Ni l'un ni l'autre ne. paroiffoient
pas- avoir été nourris dans les bois ;
ils ne furent point déplacés dans le
monde ; ils eurent bientôt acquis,
tout ce qui pouvoit manquer à leur
éducation.
Le Roi les regardoit avec étonne-,
oient i il fembloit les aimer égale;
57
ment tous les deux ; voulant rendre
fort fils digne du dépôt qu'il de voit fui
confier , il chargea Orixis de l'info
traire dans l'art de régner , de lui
développer les intérêts de la Lydie ,
fes forces , fes reflbnrces , ce qu'elle
avoit à efpérer ou à craindre de fes
Voifins. Le Mmiftre fier de la gloire
de donner des leçons à fon maître ,
ne négligea aucun des foins que ce
nouvel emploi exigeoit de lui ; il
s'attacha fur-tout à lui rendre fa mei-
fon agréable ; il l'y attirait tous les
jours y en y réunifiant ritïftruâioti
& le plaifir ' y Àgénor les partage oit ;
il accompagnoit par-tout fon ami.
Orixis avoit une fille unique ; elle
entroit dans l'âge où le cœur qui
commence à fe connoître , éprouve
le befoin d'aimer , où les charmes fe
développent &ç font fentir leur pou-
voir j If mené > c'étoit fon norn,aypfo
Cv
tout ce qu'il faut pour plaire , & la
beauté de fon ame , égaloit celle de
fa perfonne.
." Le jeune Prince ne la vit pas fans
émotion ; il oublia bientôt que fou
iuftruâion feule le conduifoit chez
Orixis ; un autre motif lui fit multi-
plier fes vifites. Agénor de fon côté ne
vit pas Ifmene avec indifférence : fes
charmes firent une imprefïïon pro-
fonde fur fon cœur , & il prit tout le
foie poffible pour là cacher à fon ami»
Orixis ne tarda pas à découvrir la
paffion du Prince pour fa fille ; fon
ambition en fut flattée ; il efpéra de
voir Ifmene fur le Thrône ; il tra-
vailla en fecret à lui en applanie le
chemin > PefTentiel étoit de porter
Famour du Prince à fon plus faut
degré : pour cela il lui facilita les
moyens de voir Ifmene ; le Prince en
profita , & s'enflamma tous les pues
davantage*
19
îlétoh impoflîble qu'if ne confiât
pas l'état de Ton ame à fou ami. Qulf.
mené eft aimable , lui dit il un jour !
que je ferojs heureux fi je pouvois lui
infpirer de l'amour !• mais helas !
dois-je Fefpérer ? fon ame eft encore'
iafenfibïe - f elle )4>uk dû repos que je*
gôûtois avant de la connoître : qu'elle
fera mort infortune, fi les feux qui
me confument n'échauffent point fon
oœur ! Confeille-moi , mon cher 1
Àgénor. Que dois-je faire ? parierai-*
je à fon père ? m'adreflerai-je au 1
mien ? l'ofFenferois-je fi je m'affuroisr
de leur aveu , avant de m'être affuré
du fien ?
Ces mots accablèrent Agénor : if
ri'y vit que la ruine de tes efpérances,
& la certitude de (on malheur ; il fit
un effort fur lui-même pour rènfer*'
mer fon trouble & fa douleur. O mon
cher Prince . s'éeria-t-il ! il eft ira*
Cvj
io
poffîble qu'on ne réponde pis à va?
Ire tendrefle : eft-ce à vous à conce-
voir des craintes ? Le Prince raffuré r
encouragé par ce difcours , fe déter-
mina à voir Ifmene pour lui déclarer
(a paflion ; il voulut que ion ami l'ac-
compagnât : vous me féconderez r
lui dit-il , c'eft à l'amitié que l'amour
veut devoir une partie de fa félicité»
Agénor éprouva dans cette occa-
fion les chagrins les plus violens ; il
adoroit Ifmene t il falloit qu'il re-
nonçât à l'efpoir de la pofféder , à
celui de l'attendrir un jour ; il prit la.
téfolution de céder à fon ami : il
s'encouragea à voir fa félicité fans,
envie ; il fe perfuada que le Prince
avoit de grands avantages fur lui ;
£t naiflance , fon rang T fes vertus
dévoient toucher Ifmene ;. en pefànt
fortement fur le mérite de fon rivai,
il cherchait à fe convaincre qufil
6i
ta'auroit jamais été préféré , & cette
idée fembloit le confoler de la perte
qu'il de voit faire. Au milieu de ces
réflexions , il s'en préfentoit cepen-
dant d'autres qu'il ne pouvoir pas re-
poufler ; il croyok avoir vu dans les
yeux d'Ifmene qu'elle avoit apperçu
ta paffion , qu'elle le plaignoit &
qu'elle lui difoit : pourquoi nitcs-vous
pas te Prince ? Cette idée ranimoit
fa fbibleffe : la raifon avoit de la
peine à la furmonter.
Agénor étoit encor rempli de ces
penfées qui le déchiraient , lorfqu'il
arriva auprès d'Ifmene ; il vit le Prince
en entrant fe jetter à fes pieds , lui
déclarer qu'il l'adoroit depuis l'inf-
tant où il l'avoit vue , lui avouer
que fon deftin étoit entre fes mains,
& la conjurer de répondre à ùt
tendrefîe» Agénor éperdu attendoit
ta tremblant ce qui réfulteroit de
6%
cette fcene fi douloureufe pour Itfi ;
ïfmene x ne put d'abord montrer que
de l'étonnement ; elle fupplia le
Prince de fe relever , il étoit encore
à fes pieds : elle lui rappella fon rang.
Oubliez-le , s'écria le Prince : ne
voyez en moi que l'homme qui vous
adore. J'attends tout des bontés de
mon père : il ne me refitfera pas ce
qui peut feul faire ma félicité. . . Elle
ne dépend que de vous- Mon cher
Agénor , ajouta-t-il , parle en ma fa-
veur , rends juftkeà mon amour. ..
Mes fentimens , belle Ifmene , ne lui
font pas inconnus : c'eft un autre
moi-même.
Ge difcours jetta la fille d'Orixis
♦dans quelque confiifion ; elle rougit ,
elle fixa fes yeux fur la terre. Agénor
ne montra pas moins d'embarras ,
mais il revint bien vîte à lui-même ;
il affura Ifmene.de la fmcérité de k
6$
déclaration du Prince. II vous aime ;
lui dit-il , d'une voix tremblante ; je
fuis inftruit de fa tendreffe & de fes
defleins , & je fais que vous méritez
tout ce qu'il fe propofe de faire pour
vous 5 le Thrône vous attend , vos
vertus vous en rendent digne ; vous
lui prêterez un nouvel éclat,
Ifmene leva les veux fur Agénor.
Elle répondit que l'afpeû des gran-
deurs ne réblouifToit pas , qu'elle
connoiflbit fes devoirs dont elle efpé-
roit de ge jamais s'écarter ; & elle
fortit aufîîtôt de l'appartement.
Le Prince fut anéanti : quoique
Àgénor put tirer des conféquences
flatteufes pour lui de la manière dont
elle s'étoit conduite , il n'ofa pas y
fixer fon imagination : il ne vit que
h douleur de fon ami ; il chercha à la
foulager. Pourquoi vous allarmer,
lui dit-il , peut-être qvte le fentitnent
?4
du devoir Ta emporté fur l'inclinai
tion ; effrayée de la diftance qui eft
entre le Souverain & fa Sujette , elle
a du craindre votre paffion. Tâchez
de l'obtenir du Roi votre père : U
vous aime , pourroit-il refufer fou
confentement à votre bonheur ; fa
puiffance & fa grandeur font affei
aflurées pour n'avoir pas befoin de
ces alliances politiques , dont l'Etat
tire tout l'avantage , tandis que le
Monarque en gémit. Âffuré de fon
aveu , vous trouverez Ifmcne moins
timide & moins circonfpeâe : elle ne
craindra plus de vous avouer un
amour qu'elle ne pourra vous refta-
fer , & que fans doute elle éprouve
déjà.
Le Prince approuva l'avis de fon
ami , & for le champ il courut fe
jetter aux pieds de fon père.
Ce ne fut pas fans peine que D«*
«5
rus accorda fon confentement : 3 fe
laiffa toucher par les larmes & les
infiances de fon fils $ celui-ci ne l'eut
pas plutôt obtenu , qu'il courut en
informer Orixis , qui reçut cette
nouvelle avec tranfport , & qui ta*
cha de dérober fa joie fous les dé-
monftrations d'une feinte humilité.
11 fe prefla d'aller préparer fa fille aiv
fort qui l'attendoit ; il ne doutoit
point de fon ravinement : il fe pro-
pofoit de lui apprendre à le déguifer ;
quelle fut fa furprife quand il la vit
infenfible à fa prochaine grandeur ,
l'écouter d'un air inquiet 9 baiffer
fes yeux timides & fondre en larmes
un moment après ! Il lui fit de tendres
reproches auxquels elle répondit avec
foumiflion : pardonnez - moi , mon
père , hélas ! la félicité n'eft pas ton-
jours dans la grandeur. Quoique vous
ordonniez, mon devoir eft de me
66
foumettre i mais fi je vous fuis chère,
écartez loin de moi cet hymen.
'• Comme elle difoit ces mots dont
fon père étoit défefpéré , le Prince
arriva : il n'avoit pu contenir plus
longtems fon impatience. L'embar-
ras d'Orixis , les larmes dlfmene ne
Kii permirent pas de douter de ce qui
Venoit de fe pâfler ; il exprima fa
douleur & fes regrets avec toute là
vivacité de la paffion ; il voulut fe
retirer après s'être expliqué : Orixii
Parrêta ; ma fille , lui dit il , quel*
que ingratte & quelque mfenfibtt
qu'elle vous paroiffe , connoît fe$
devoirs Scies remplira. Non , repfr
qua le Prince , je ne veux rien devoir
à la foumiffion : je veux tenir tout de
fon cœur ; la contrainte ne ferviroit
qu'à me rendre pour jamais odieux à
fes yeux , & méprifable aux miens j
le tems , mon amour & mes foins là
«7
toucheront peut-être. Trauquillife*
vous charmante Ifmene , votre père
n'abufera point de Ton autorité : &C
s'il le tentoit , foyez fûre que je ne
ferai ufage de mon pouvoir que pour
vous défendre. Le Prince fe retira
en achevant ces mots ; il goûta
pendant quelques inflans , le plaifir
que donne l'exercice de la vertu -, il
fufpendit les tourmens inséparables
de l'amour méprifé ; mais ils fe firent
bientôt reffentir : cette fufpenûon
fcmbloit en avoir augmenté l'aâivité.
Orixis dans le même tems, ou-
blioit fa tendreffe pour ne fe fouvemc
que de fon ambition ; il accabla fa
fille des reproches les plus durs : il
ne la pria plus , il employa les me*
naces.'Il connoiffoit affez le cœur hu»
main pour foupçonner que le Prince
n'étoit refufé que parcequ'on en ai*
«oit un autre. Cette idée qui fut 1%
68
première qui fepréfenta à fon efprît
le remplit de fureur ; il épia les re-
gards de fa fille , lorfque quelqu'un
paroiffoit devant elle ; il n'eut pas
de peine à lire au fond de fon cœur ;
pe rfuadé que fi elle aimoit elle avoit
fans doute un confident /il interro-
gea les efclaves qui la fervoient ;
le urs rapports joints aux remarques
qu'il avoit déjà faites l'éclairerent ; il
apprit avec rage qu'Agénor étoit le
feul obftacle qui s'oppofoit au bon-
heur du Prince , & au fuccès de
l'ambition dont il étoit dévoré : dès
ce moment il réfolut fa perte.
Le Prince cependant tomba dans
une mélancolie cruelle qui fit le
malheur de fes jours. C'eft envain
qu'on chercha à la diflîper ; il fuyoit
les fêtes & les plaifirs ; occupé de
fes chagrins , il ne jouiflbit de rien ;
tous les hommes lui étoieot devenus
6 9
tedïeu* ; le feul Agénor ne le quittait
point : il lui avoit rendu fa préfence
néceflaire : il pleuroit avec lui & le
confoloit. Un jour qu'ils étoient allés
à la campagne , qu'ils s'étoient en-
foncés dans une forêt épaiffe dont la
fombre horreur étoit conforme à la
fituation de l'ame du Prince , il fut
attaqué par des hommes armés & dé-
guifés ; Pun deux s'écria : Jgcnorfi-
condc-nous , nous ne combattons que
pour toi. Agénor effrayé du danger
que courdft (on ami , fe jetta au de-
vant de lui „ para les coups qu'on lui
portoit ,. lui fit un rempart de foi*
corps * &c te défendit avec tant de
fuccès qu'il mit les affaillans en fuitei
&C conduifit le Prince dans ion Palais
Mon cher ami, lui .dit le fils de Do*
tus , «de q u ^l danger tu viens d'échap^;
per ; il n'y en avoit point pour moi ,
p hi vu ; pn feignait de m'attaquçr >
7 Ô
mais on en vouloit à ta vïe % ta a*
fans doute des ennemis : ils font à la
fois formidables & fecrets. A peine
avoit-il achevé ces mots , qu'une
troupe de foldats fe préfenta & arrêta
Agénor. Le Prince tiroit l'épée pour
défendre fon ami , lorfque l'Officier
qui commandoit ce détachement lui
dit , qu'il étoit chargé des ordres du
Roi ; le Prince fentit que quoique Agé»
tior fût innocent , il deviendront cou-
pable par fa réfiftance : il embraffa fon
ami,& le laiflant aux foldÊts qui l'en*
traînoient , il revint à la Cour &
Vola aux pieds de fon père.
' O mon fils , lui cria le Roi auflitôt
qu'il l'apperçut 5 les t)ieux font fa-
f isfaîts ; ils te rendent la tranquillité,
einfi qu'à ton père ; tes jours font en
fureté ; le traitre qui devoir t'aflaffi-
**er eft pris dans (es propres pièges ;
i*Oracle déclara à ta naiflance qu'unç
71
toàm cherè s'éleveroit un jour coiïf re
toi ; le malheureux Agénor étolt
l'ami de ton cœur , le compagnon
de ton enfance : je le chérifibis moi*
même ; il s'eft armé contre tes jours;
les affafïîns l'ont nommé en t'att»-
quant ; un fujet fidèle les a enten*
dus ; il feignoit de te défendre pour
n'être point accufé : le traître eft
démafqué, il eft livré à ma vengeance,
& dans l'inftant il va périr» Mon père,
répliqua le Prince , ne foupçonnéz
pas Agénor, n'outragez point la vertu*
même : on vous trompe y témoin
du combat , feul j'en puis rendre un
véritable témoignage ; c'eft à fes jours
qu'on en vouloit ; il les a expofts
pour défefldre.lês miens ; je connofe
le mérite de mon ami : les malheu-
reux qui le calomnient le connoiffent
.auflifans doute ; incapables del'iim-
tèr ils l'envient & cherchent 4 fe
détruire.
Pendant que le Prince plaidoït aînfi
la caufe de fon ami , le bruit du pré-
tendu crime d'Agénor s'étoit répandu
dans la Ville ; la multitude couroit au
Palais en demandant juftice , & le
ftbi pour appaifer le trouble qui s'é-
levoit , ordonna qu'on le fît périr du
dernier fupplice.
Ifmene , dont l'appartement étoit
.dans la partie la plus rétirée du Palais ,
Jîit la dernière à être informée d'un
événement auquel perfonne n'étoit
plus vivement intérefle qu'elle. La
première nouvelle qu'elle en apprit
la jetta dans la confternation ; elle
tomba dans un profond évanouiffe-
ment ; elle demeura quelques heu*
tes entre la vie & la mort. Quand
elle eut repris connoiflance , elle
arrêta (es réflexions fur cette funefte
aventure ; elle foupçonna la main
fl'où parjoit le coup ; la puiflance de
fou
73
fon père la fit trembler : elle ne douta
point qu'il ne confommât prompte-
ment le crime qu'il avoit réfolu de
commettre. Elle s'accufa d'avoir caufé
les malheurs d'Agénor en laiffant ap-
percevoir la paffion qu'il lui avoit ins-
pirée ; sure de ne la voir jamais cou-
ronner , elle devoit la cacher avec
le plus grand foin.
Occupée , déchirée de ces idées
lunettes , Ifmene fe* détermina à dé-
livrer Agénor du péril auquel elle
feule l'a voit expofé. Oubliant les de-
voirs de fon fexe & de fon rang ,
elle courut à la prifon où fon amant
étoit renfermé ; elle employa le nom
de fon père pour fe la faire ouvrir ,
les gardes né réfifterent pas : elle en-
tra dans ce féjour ténébreux & par-
vint jufqu'à l'objet infortuné de fa
tendrefle.
Regarde-moi , lui dit-elle , levé
D
74
les yeux ! Agenor , c'eft dans ctf
moment terrible que j'ofe te faire
l'aveu de mon amour ; je le dois à ton
infortune , elle eft le crime de mon
père : fon ambition t'a dévoué à la
jnort , dans l'efpérance qu'elle pourra
me placer enfuite fur un Trône que
je détefte. Il a armé les fcélérats qui
ont feint d'affaffîner le Prince ; il les
a portés à déclarer que tu les avois
employés. Je t'ai tout révélé : ta jus-
tification eft dans tes mains ; tu dif-
pofes aâuellement du fort de ton pp-
preffeur ; mais rappelle toi que ce
cruel ^û mon père.
Ce titre (acre , répondit Agénor ,
ne fortira jamais de mon fouvenir ;
votre père vivra , je préférerai tou-
jours fa vie à la mienne. Comme la
découverte de ce fecret expoferoit
/es jours en confervant les miens , &
vous entraînerait vous-même dans fa
' f". ,-■■
,'t
♦^ •>'
*«i«r.-*
75
difgraçe , je ne le révélerai point : il
ne fortira pas du feln à qui vous l'a-
vez confié & je l'emporterai au tom-
beau. Belle Ifmcne ! oubliez un amour
que les Dieux condamnent puifqu'ils
me puniflent : vivez pour régner y ' '£££S?
foyez heureufe avec un Prince dont
les vertus font dignes de vous.
Il fut interrompu par l'arrivée du
Prince même , qui ayant, après bien
des difficultés , obtenu qu'on différât
le trépas d' Agenor jufqu'au lendemaiA
matin , étoit accouru vers la prifbiu
Auflitôt que le cachot lui fut ouvert %
il vola dans les bras de Ton ami ; ce
tranfport ne l'empêcha pas d'apper-
cevoir Iimene ; il demeura immobile
d'étopnement ; fon vifage fe couvrit
d'une pâleur mortelle ; fon fang fe
glaça dans fes veines ; il voulut par-
ler : fa langue ne trouva point d'ex-
prcflions ; un filence profond & tej£
Dij
il »
f:. :
7<S
rîble fe joignît à l'horreur de ce lieu;
il fembloit l'augmenter encore. Age*
hor baiiToit les yeux : Ifmene retirée
à une des extrémités du cachot,
cherchent mais vainement à cacher
fa confufiori & fon effroi. Le Prince
prît ïc premier la parole, Se d'une
voix foible & interrompue , il s'é-
cria : Qit'ai-je vû!i:. Agénor ! Ifmene !
de quel trait affreux venez- vous de
déchirer mon cœur J quel motif fi
puiflant a pu conduire ici la fille d'O?
rixis ? Qu'êtes - vous venu chercher
dans le féjpiuf même du défefpoir &
3e l'infortune -? Je vpnoi? auprès dé
mon ami ; je le favois accablé fous
le poids de fes fers , & dans l'attente ,
deia mort ;- je lûï dévois des foula-
geméns • , . G'éft mon amante qui lé
confolc.V M'avez- vous oublié tous
les deux ?... Dieux ! trouverons- je un
ï raitre où je çroyois voir lûvami dont
11 . •
je voulois fauver la vie,ou périr avec
j lui.
Arrêtez , répondit Agénor ; aban-
donnez un infortuné au fort qui l'at-*
tend ; rie l'humiliez pas par des re-
proches. Il n'y a qu'un inftant que je
mourois farts regret ; mais vous me
faites éprouver à préfem Combien la
mort eft terrible , puifque j'expire
foupçonrfé d'un erime par mon ami'
Prince , écoutez -moi, j'ofe parler
fur le bord du tombeau : il eft vrai
que j'aime Ifmene ; fi mon amour eft
une offenfe , elle eft involontaire ,
& dans peu de niomens vous n'aurez
plus rien à craindre d'un rival que
peut-être an fond d$ votre cœur vous
accufez d'avoir voulu vous affafliner >
un jour viendra où vous vous rappeU
ferez mes infortunes pour les- plain-
dre : vous découvrirez enhn la ma-
lice de mcfi ennemis ; mais mon fort
D iij
■■.■'■■;-■:[■'■':.:::"£...'$&
'tf^/décide:,, 'jé-rrie-foumets à fa ri-
gueur, êc je laiffe au tems le foin
déTme jufijfier- &:- de venger mon
* honrïëùr.v : ':.;'.',
te ,**■■': Pendant que^ètte fcène fc paffoit
jînltèîa*f> nfon r . Doras ayant appris
^t5 ^gfj^ " ene éto f nt P ar '
Vmis- PPl^^gcnor , leur en-
~^-%ÊÊgÊff& Officier 'de fes Gardes pour
^^^^'l^u^CT^mïecde^a part de fe retirer,
dignation.
va précifément à
:e attendri venoit
nouveau dans les
le fupplioit de lut
.. ;ji ^pardonner-fesxfoupçons & fon injuf-
tice. La Jalougg que la préfence inat-
tendûè''d*Ifme'ne avoit allumée dans
fon feitry avoit fait place aux fenti-
v ,.vmens tendres & douloureux que lui
^infpiroit la fituation de fon ami ; il
ne pouvoit les exprimer que par fes
79
larmes ; il foulevoit fes fers qu'il ne
pouvoit brifer , & tâchoit de les lui
rendre moins pefans ; oubliant fes
premières inquiétudes il confultoit
Ifmene fur ce qu'il pouvoit faire
pour empêcher la mort de fon ami.
La fille d'Orixis en proie à la confu-
fion & au défefpoir étoit incapable
de lui répondre autrement que par
des fanglots ; l'Officier leur annon-
çoit inutilement les ordres du Roi ;
ils ne Pécoutoient pas , ils ne pou-
voient l'entendre , un trop gcand
intérêt occupoit leurs âmes ; il fallut
qu'Agénor lui-même leur rappellât
leurs devoirs , & les exhortât à la
foumiffion, Laiffez-moi , leur dit-il ;
obéiffez ; mes infortunes font à leur
comble , elles touchent à leur terme c
je le vois , je Penvifage d'un œil
, ferme : l'innocence de ma vie fait
ma fécurité ; fi le menfonge outrage
Div
8o
ma mémoire , mon Prince fera moi»
défenfeur : juftifié devant fes yeux ,
que m'importent les vains jugemens
du refte des hommes. Recevez mes
derniers adieux ; vous feuls me don*
nez des regrets : éloignez- vous , crai*
gnez de nuire à votre propre bonheur
en offenfant le Roi : il vous rappelle ,
vous feriez criminels en réfiftant
encore.
Le Prince le ferra dans fes bras , il
le mouilla de fes larmes ; la timide
Ifmgne n'ofa pas laifler éclater fon
amour : elle, gémit de la 4 contrainte
que lui impofoit la préfence du Prince;
mais fi fa bouche fut muette, que fes
yeux furent éloquens ! Agénor les
entendit , & les fiens femblerent ré-
pondre : Ne pleurez pas fur moi ,
vous m'aimez , la mort qui me me-
nace en excitant votre pitié , vous a
déterminée à m'en faire l'aveu ; elle
Si
lfi'eft bien chère , elle m'apprend
mon bonheur,
II fallut enfin fe quitter, on rap-
porta Ifmene mourante, dans fon ap-
partement ; le Prince enfeveii dans
une mélancolie profonde, méditant
fur le fort de fon ami , ne fe rendit
point auprès de fon père ; il ne parut
pas au Palais le refte du jour ; on im-
puta fon abfeiice à fa douleur ; fon*
père même la refpefta. -
Agénor feul , abandonné à ltvi-
ihême,sV>ccupa unlnftant de la belle
Ifmene,goûtaie plaifir cFetre aimé;&
^arrachaiit bientôt à cette image flat-
teufe pour s'entretenir des idées fu-
nèbres qui convenoient à fa fituation,
il fe prépara à la mort , & il employa
fes derniers momens à prier pour le
Roi , pour fon ami , » pour Ifmene.
Le jour fuivant Téchafaud fur le^-
«jttel devoit périr Agénor , fut dreffé
D v
1 •-; s -.--*v' I > v -
' Bans la principale placé publique do
la capitale. Le peuple .s'y tendit de.
toutes parts , avide d'un fpe&acle
fanglant qui le remplît d'horreur &
de compaffion , dont il frémit fans
cefle > & auquel il s'empreffe de cou-
rir toutes les fois qu'on le renouvelle ;
il attendoit avec impatience l'appro-
che du criminel. Il l'a p perçut enfin
à une certaine diftance > dans un
chariot couvert , qui s'avançoit len-
tement à travers la foule , & qui
étoit environné par les Minières de
la mort. La multitude empreffée ac-
courait de tous côtés pour le voir, 5c
retardoit fa marche.
Quand il fut arrivé au pied de l'é-
chafaud , Agénor monta d'un pas
ferme & d'un vifage ferein. Les cla-
meurs tumultueufes du peuple affem-
blé s'appaiferent : un filence effrayant
leur fuccéda ; tous les yeux fe fixe-
J
*3 <
tent fur le criminel : cette Populace
inconféquente , qui la veille avoit
demandé fon fupplice > qui le moment
précédent trou voit qu'on ne le hâtoit
pas affez, s'attendrit en le voyant
fur l'écha&ud , & croit réparer" par
une ftérile pitié les vœux cruels qu'et
le avoit faits auparavant.
Dans i'inftant un bruit coqfus fe
fait entendre dans l'éloignement ;
une troupe d'hommes à cheval & ar-
més de toutes pièces paroît dans la
place, elle s'ouvre un paffage; la
foule fuit & fe difperfe devant elle ;
la garde qui environnoit l'échafaud ,
témoin de ce défordre , fait descen-
dre le prifonnier & tente de s'éloi-
gner avec lui. 11 faut combattre : un
détachement des Gardes du Roi vient
à fon fecours ; Dorus lui-même in-
digné de cette audace, réfolu de la pu-
nir,marche fur fes pas ; les Cavaliers
Dvj
$4
inconnus fe hâtent de prévenir fort
arrivée ; ils yeulent délivrer Agéàor ;
on fe mêle , le fer . brillé , le fang
coule des deux côtés , l'avantage pa-
roît fe déclarer pour les inconnus ;
leur chef qui fe croit sûr du triomphe j
s'élance au milieu des rangs ennemis
pour en arracher Agénor ;_on fe jette
au devant de ce guerrier téméraire : le
nombre l'emporte ; un coup mortel
l'atteint , il tombe fans vie , le refie
de fon parti met bas les Armes en
criant avec effroi : qu'avez-vous fait ,
malheureux ! C'eft le fils de Dorus
qui vient de tomber à vos pieds.
Les foldats éperdus s'arrêtent avec
horreur ; un de leurs Officiers s'ap-
proche du corps qu'on lui défigne ;
fa main tremblante en détache les
armes , il lui ôte fon cafque & re-
connoit en frémiffant le fils de foa
Maître.
\
*1
Ses cris , ceux de {es foldats , ceut
du peuple qui eft accouru,retemiffeftt
dé toutes parts ; cet événement fii-
nefte paffe de bouche en bouche , il
ne tarde pas à parvenir à la connoif-
fonce du Roi ; fa furprife &fa dou-
leur ne peuvent s'exprimer ; il-refte
un inftant dans une- efpéce d'annéan-
tiflement ftupide ; leslarmes qu'il
répand -, font les uniques fignes de'
vie qu'il donne ; il recouvre enfin 1
Pufage de la parole : je reconnois la
main du Ciel 7 s'écrie-iwl , j'aivoi-
nement entrepris de détourner ce
malheur ; que le courroux des Dieux
eft terrible ! Je n'ai pas- feulement
perdu mon fils. . • Mon unique fils.* ;-
3 ? ai été moi-même l'inftrument de-fa
mort : élevé dans un défert , il" n'y
voit qu'un feul homme qui devient
ion ami ; l'ingrat ofe le trahir ; j'or-
donne fou fupplice . . . & je n'ai plus*
de fils l -
%6
Dans ce premier trouble , il n'é-
toute que fon défefpoir , fa douleur;
il méprife les vaines formalités , l'éti-
quette à laquelle fon rang l'affujettit ;
il fe précipite hors de fon char , il
marche , pâle , tremblant, fe foute-
liant à peine , vers le lieu où Ton a
combattu ; toute fa Cour y fuit fes
pas : Orixft dont la coupable ambi-
tion a été la caufe immédiate de ce
malheur le fuit d'un pas lent , déchiré
par les remords , envifageant avec
terreur les- fuites de fon complot. Il
fe trouve puni lui-même ; il vient
de rendre inacceffible à fa fille le
Thrône fur lequel il fe propofoit de
la placer : il gardé un filence farou-
che , la douleur qui l'agite eft furieufe*
Cependant le Roi arrive ; la mul-
titude inquiète le regarde en pleu-
rant ; elle partage fes tourmens &
le témoigne par fes larmes.
Dortis ht J>«rt foytcftir le fyeùàtlt
de fon fils expiré ; (es forces s'affoi-
bliflent , il tombe fur fon corps
étendu fur la pouffiere , cherche à It
réchauffer par fes embraffemens :
foins inutiles , s'écrie-t'il ! infortuné
jeune homme ! Fatale amitié ! En
voulant conferver la vie de ton affaf-
fin , tu as perdu la tienne ; mais tu
feras vengé !
Il alloit donner l'ordre de faire
punir Agénor ; fon cœur irrité ba-
lançoit feulement fur le choix du fup-
plice : il n'en imaginoit point d'affez
cruel ; preffé cependant de fe déli-
vrer de Pexiftence importune de ce-
lin qu'il regardoit comme l'auteur de
fes tourmens , il élevoit la voix pour
commander aux bourreaux de faifif
leur viâime , lorfque le Grand-Pré-
tre s'offrit à fes regards ; fa préfence
attira l'attention du Monarque &
I
telle' dû peuple affemblé ; il fit itrt
figne de la main : le tumulte Se les
Murmures ceffetent i on -garda le
filence dans l'attente de ce qu*il al-
k)it dire. Le Pontife alors fe tourna
vers le Roi * & lui adreffa la parole
en ces termes ^
Sèche tes lafmés , ô Roi !' ton 'fils
•eft encore vivant ; le corps que tu
tiens embraffé n'eft point ne de toa
fang ; c'eft un étranger dont les''
Dieux ont daigné acccepter la vie an
lieu de celle de ton fils» • • * :
A ces mots il tire Un papier de'
fon fein , le : préfente à Dorus y en
lui difant : Lis , reconnoïS'-tu ces ca-
ractères. Le Monarque furpris de ce
qu'il entend , tremblant , inquiet t
hors de lui-même^ incertain , fe li-
vrant à l'efpérance & la rèpouffai*
auffitôt , reçoit ce billet , l'ouvre &
réconnoît la main de la Reine fon ;
*9
épouk ; il s'arrête interdit , regarder
le Grand-Prêtre , & lit enfuite ces
mots.
» Je meurs , le dernier fentitnetlt
» dont mon coeur eft encore fufeep-
» tible , eft la crainte que me donns
» le fort à venir de mon* fils : agitée
» de cet t te crainte 9 j'ai engagé fa
» nourrice à lui fabftituer un enfant
w malheureux , abandonné de fes
» parens , & à élever le fils de foa
» Roi comme le fien propre , fous
* le nom d'Agénor. C'eft à lui que
» j'ai dorme le jour u c'eft le vérité
» ble héritier du Trône : c'eft une
h Reine , une mère expirante qui
* l'attefte à fon époux , à l'Empire
» entier : je confie cette déclaration
» écrite & fignée de ma main , au
>r fuprême Pontife de nos Dieux';
» j'ai exigé de lui un fecret abfolu ,
» jufqu'à ce qu'il foit néceflai» dk
» tout révéler »*
9°
Je n'ai plus rien à Rapprendre ,
«jouta le Pontife , après que Dorus
eut fini cette leôure : je t'ai caché
jufqu'à ce jour ce qu'avoit fait ton
époufe. J'ai attendu le tems marqué
pour l'accompliflement de l'Oracle ;
j'ai vu ton fils accufé d'un crime
dont il n'étoit point coupable ; j'ai
vu une main chère s'armer contre fes
jours : c'eft la tienne , & c'eft moi
qui fuis venu fufpendre le coup que
ta voix ordonnoit de lui porter ; ton
fils eft reconnu : fes deftins feront
paifibles & fortunés : l'Oracle eft
accompli ; humilie - toi devant les
Dieux j adore leur puiffance , bénis-
les , & rends «leur grâce de leurs
bienfaits.
Agénor que ce récit avoit rempli
d'étonnement & de joye , fe préci-
pite avec tranfport aux pieds de fon
Père. O mon Père , lui dit-il , fi j'ai
9 1
réellement le droit de vous donner
un nom fi tendre , fi j'ai reçu de
vous la vie , fi je fuis véritablement
votre fils, permettez -moi de vous
convaincre que je ne fuis pas indigne
de l'être ! Daignez écouter ma juftifir
cation : je la dois à votre peuple, à
moi-même , aux mânes de mon ami
innocent ; je ferois mort fans re-
gret , mais il m'eft impoflible de
vivre foupçonné d'un crime. Si j'avois
péri , j'aurois péri vidime de la
entartré & de l'ambition ; Orixis a
tout fait , que fa confufion foit fon
feul châtiment. J'aimois fa fille , &
dans le tems que ma naiflancfe étoit
ignorée & que l'orgueil en regardoit
Tobfcurité avec dédain , la belle If-
mené avoit daigné jetter les yeux
fur moi ; elle préférait Agénor à ce*
lui qui jouiffoit du titre de Votre fils f
& qui de votre aveu lui offroit fa
9*
«Sain & le Trône. Voilà queî flrf
«non crime : voilà le fujet pour le-
quel Orixis médita ma ruine. Il cor-
rompit des feélérats y ils itfaccufe-
*ent de les avoir armés : foir projet a
eaufé les événemens les plus terri-*
blés , il a porté la mort dans le fein
de mon ami , il a fouillé la Ma efté
du Trône , il a fait fon complice
de fon maître , era le réduifant au
malheur de tremper fes mains* dans*
le fang innocent.
Pendant qu'il parloî t,tous ftè yeux
étoient tournés fur Orixis. Cte Minit
tr'e demeura pendant quelques minu*
testes regards arrêtés fur la terre,fans
parole & fans mouvement : bientôt il
femble fortir de cet état d'infenfibi-
lité ; il tire un poignard & s'avance
avec précipitation auprès du Rot.
Dorus , lui dit-il 9 ma fille eft inno-
cente & je punis le coupable. A ofc
mot il fe plonge le fer dans le fein.
Le même toit , Mirtis , pourra fuffire à tontf
Auprès de Ces enfans une mère doit vivre.
Qu'il m'eft doux d'approcher de moi
Tous les objets de ma tendreflè i
Pofféder ce qui tient à toi ,
C'eft multiplier ma richefle.
Ton époux , de ta mère eft déformais le fifc ;
Et mon amour pour elle égalera la tienne!
Je veux être à Tes goûts aveuglement fournis.
MIRTIS.
Eh bien ? Ecoute-moi. D'abord qu'il te foiH
vienne
De te régler fur (es avis. ♦ .
DAMON.
Oh i ru peux y compter , & je te l'ai pré*
mis}
Sa volonté fera la mienne 5
Et toi > Mirtis s peut-être un jour
Tu deviendras mère à ton tour.
A ce mot je treffaille & fens couler me*
larmes.
O fortuné moment ! Jour pour moi plein <fc
charmes ,
ç>6
OÛies noms de pere'& d'époux
porteront à mes fensleur pâifîble murmure,
Od l'amour joint à la nature
Enivrera mon cœur des plaifirs les plus
doux 1
Nous aurons des en fan s. Ils feront ton
image ,
Comme, toi doux , intéreilans,
M I R T I 5.
An î tu me fais frémir ! cher Damon ! <fes
enfans !
L'infortune eft notre partage ;
Mais à des itres innocens
faut-il communiquer ce funefte appanage ?
•Le peu que nous avons fuffirait-il pour eux ?
Quelle accablante idée !,•• Ils feraient mal-
heureux ,
- Leurs peines feraient notre ouvrage ,
Et chaque jour mon trifte cœur -,
35n Tentant de leurs bras la careffante
étreinte t
épancherait fur eux des larmes de douleur.
DAMON.
97
D A M O N.
Ceffe de te frapper d'une frivole crainte.
Je fuis pauvre , il eft vrai 5 mais je fuis jeune
encor.
A qui peut travailler qu'importe la fortune ?
Va , le courage eft un tréfor.
A notre pourfuice importune
La terre ouvre des fources d'or.
Tant qu'un fang vigoureux coulera dans mes
veines,
Tant que ces mains pourront agir ,
Nos enfanâ , fois - en sure , ignoreront les
peines *
Un jour ils apprendront l'art de s'en affran-
chir.
Pour courir au travaillés la nai (Tante aurore
Je m'arracherai de tes bras.
Mirtis ! que ce travail aura pour moi d'ap-
pas !
Mais la peine à mon coeur fera plus douce
encore ... 4
Quel plaifir de fonger que j e fouffre pouf toi !
Quelquefois ta main bienfaifante
"Daignera de mon front efluver l'eau brûlante
£
9«
Et tes bai fers feront pour moi ,
Ce que la fraîcheur d'un bois fombre ,
Dans les jours ardens de l'été ,
£ft pour l'homme épuifé qui repofe à fon
ombre.
Quand la nuit à nos champs rendra l'obfca-
riré,
En quittant mes travaux , j'irai trouver ma
mère.
Dans mes tendres embraflemens
Mon âme à fes regards s'ouvrira toute en-
tière, .
Le foir nfus faurons , pour lui plaire >
Varier nos amufemens.
Heures de l'amitié ! délicieux moment!
Libres des foins du jour le loifir nous rafle m-
ble.
En fortantde tes bras, je cours à mes enfans ,
éharmé de me mêler à leurs jeux innocens j
Enfuite nous prenons enfemble
Hn repas,dont ta main a fait tous les apprêts.
Qù*l repas ! è feftins t vous n'êtes rien au.
près.
Là nous aimons à nous confondre
99
Arec les fruits de nos amours
^ai placés près de nous , écoutent nos dis-
cours,
Et dans leur ton naïf s'enapreffent d'y ré-
pondre*
Noos nous obfervons tous les deux
En fooriant , de les entendre.
Nos cœurs émus , preflEs , cherchent à fe
répandre >
Et des larmes de joye échappent de nos yeux.
M1RTU
Nous aurons foin de leur apprendre
A prononcer nos noms , dès l'âge le plus
tendre ;
U faut que fur nouc-même ils fe règlent un
jour ,
Et qu'ils héritent de l'amour
Que nous avons pour notre tntrt*
Je fens à ce feul nom renaître ma frayeur,
O Damon ! fi J'allais leur devenir moins
chère
S'ils ofoient me quitter , j'en mourrois de
douleur 4
EJ>
100
D A M O N. ^
Ils t'aimeront toujours , Se j'en répond
d'avance.
Mirtis ! feraient-ils notre fang ,
S'ils ceflaienr de chérir , de refpedter le flanc
Qui leur a donné la naiflance ?
Quand le tems fur nos fronts imprimera fe«
doigts ,
Nous revivrons dans «otre image ,
Nous nous rappellerons,en voiant leur jeune
âge,
Ce que nous fûmes autrefois ,
Et nos coeurs aflbupis , dans leur dernière
aurore ,
Au cri du fentiment S'éveilleront encore.
Quand la mort dans tes bras , viendra me
vifîter ,
Lorfqù'un jour , ô Mirtis I ce cœur qui
t'idolâtre ,
Près du tien ceflera de battre. » .
Que 'mon départ va te coûter !
4pe nos derniers adieux feront mêlés dé
larmes /
101
Quand on aime à Te voir , devrait-on fe
quitter ?
Mais plus l'exil eft dur , plus fon terme a de
charmes.
M I R T I S.
Hélas /fi je reperds qui pourrait m'arrôter?
Je te fui vrai , Damon , vivons , mourons
enfemble :
Qne le mêpae tombeau tous les deux nous
rafle mble $
Affis près de fes bords>onibragés de Cyprès >
Nos enfens l'œil en pleurs & fixé fur la terre,
Sembleront y chercher l'empreinte de nos
traits. •
Us diront : ces mortelsfont unis pour jamais'
Leur dépouille eft ici , ce monument T«n-
ferre *
Satisfaits d'etrç enfemble , ils repofent efe
paix
• • •
*3T
•
•■— "»^
IGfe
S A E B
V
L E REVEUR,
s
CONTE.
àeb avoit cherché par-tout le
bonheur 9 il avoit effayé de tous les
états de la vie , & il n'en avoit pas
trouvé de plus don* que celui de
dormir & de rêver* Né avec une
tort une confidérable , Se un grand
fonds d'amour pour le repos , il n'a-
Toit point fongé à cultiver fon efprit ;
& , félon la coutume des riches Baby-
loniens , il avoit fu tous les ufages
auxquels on peut employer un corps
avant de fe douter qu'il eut un ame.
On fe dégoûte quelquefois du
l0 3
monde, parcequ'on le connoît trop ;
Saëb s'en dégoura pareequ'il ne le
connoiffoit pas affez. Amant volage ,
ami peu fur , H eut des maîtrefles
tnconftantes & des amis faux : l'a-
mour - propre qui fe permet tout &
qui ne pardonne rien , lui ferma les
yeux fur fes torts , & les lui ouvrit
fur ceux des autres.
Saëb piqué renonça à fes fociétés ,
s'exhala en plaintes ameres contre
elles , les noircit un peu plus qu'elles
ne le méritoieot , mêlant aux accu-
fations vraies , d'autres qui étoient
vraifemblables , & s'imagina n'être
que fenfible. Bientôt il regarda les
hommes comme des monftres qu'if
falloit fuir , & il fe crut philofophe ;
en conféquence il véait retiré pen-
dant quelques mois.
Les Heures font longues quand oa
çft feul ^le tems qui coule fi vite , &
Eiv
/
104
qui manque fi fouvent à nos projets ,
çft le fléau du folitaire ; quelque
court qu'il (bit il faut en perdre ; £c
le perdre c'eft le remplir*
Saëb en déteflant les hommes ,
fentoit le befoih de la fociété j fa
mauvaife humeur combattoit vaine-
ment ce befoin ; il trouvoit un vuid&
affreux dans fon cœur , une inquié-
tude fecrette l'agitoit fans ceffe ; le
bonheur s'éloignoit de lui , il ne le
retrouvoit que dans le fommeil ;
cette douce chimère , fille riante de
l'imagination , qui la crée & la varie
félon nos penchans , fe montroit à
lui dans tous fes fonges ; ils'enivroit
de ks délicieufes erreurs & en jouit-
foit avec tranfport. Saëb étoit alors
heureux ; mais il ne pouvoit pas tou-
jours dormir , & quand il ne dor-
moit point il falloit qu'il s'o<?cupât.
Pour fe diftraire , il Rengagea dans
Vétude , c'eft la plus sûre reflburcé
contre l'ennui lof fqu'on fait s*en fer-
vir ; cstte fcience manquent à Saëb.
La nature s'offroit partout à tes yeux,
& ne difoit rien à fon cœur : il ne la
regarda feulement pas , il étudia dans
Içs livres.
• *
Dans le tems qu'il fe Hvroit avec
le plus d'ardeur à cette occupation ,
il découvrit un traité fur les fonges,
compofé par un Bonze cêlebre,& le
plus habile Pfcilofophc de Babylone ;
il y développôit le grand art de les
expliquer ; Saëb l'apprit avec joie %
& les liens ]pi fournirent les occa-
fions de s'y perfectionner. II entrevit
dès lors en veillant , le bonheur,
cette agréable illufion qui Ta voit
frappé fi fouvent pendant fon fom-
meil. Il le trouvoit dans le plaifir de
dormir , dans celui de rêver & dans
celui de détefter les hommes»
Ev
io6
Ayant commencé par en dire beau-
poup de mal , H Voulut finir par
leur en faire. Plufieurs grandes pla-
ces vaquaient alors dans IVmpire ;
Saëb s'examina , dormit &C rêva qu'il
étoit capable de les remplir ; fes
richeffes le mettoient en droit d'y
prétendre : le grand eut qu'il tcnoit
éblouiflbit tout le monde* Un homme
qui ne fortoit que dans un char traîné
par fix chevaux ., qui avoit eu & qui
pouvpjt encore avoir fqa% les jours
cept çopviyes à fa. table , quipayoit
unç flutt fa la première Panfettfe de
Babylone ,* de ce qui : auroit pu foi*-
lagçr dix familles , avoit néceffairc-
ment le plu* rare mérûe ; c'eft ainfi
que rogpient les Babyloniens ; ils
étofant le p^nple le pta polké de
l'A^ç i les pafîofts étrangères fe mo-
qupiept de leurs ufages & les adop-
taient ;. elles prenoient chez eux des
107
cuifiniers , des perruquiers & des
tailleurs ; les Babyloniens en tiraient
en échange des hommes d'état , des
favans , des guerriers & ils les ap-
pelaient barbares.
Saëb acheta donc , car tout fe
vendoit à Babylone , une de ces pla-
ces importantes , fe conduilit en con a
féquence de fes principes, & fut bien,
tôt auffi haï qu'il haïflbit.
L'ennemi des hommes ne peut pas
vivre longtems avec eux. Le fort eft
quelquefois la vifème du foible , dit
le Poëte ; le défefpôir qui flétrit le
courage r l'augmente auffi fouvent ;
les vapeurs infenfibles , exhalées de
la terre , condenfées par les vents,
portent Le germe de la foudre.
Le peuple fouffroit Se aceufoit
Saëb. Ses amis , car il en avoit beau-
coup depuis qu'il étoit en place,
admiraient devant lui la fublimité de
toS
fes talens , & le peignoient au Souve-
rain comme un fujet au-deffous du
médiocre. On alloit enfin lui ordon-
ner de fe retirer , lorfqu'il penfa
qu'il feroit bien de demander fpn
congé.
Son cœur inquiet promenoit par-
tout fon inconftance ; ce qu'il n'avait
pas étoit l'objet de fes defirs les plus
ardens , & ce qu'il poffédoit le fati-
guoit bientôt : au fein du repos il
cherchoit les affaires qu'il quittoit
bien vite pour retourner au repos.
Il rêva un jour qu'il s'élançoit vers
le foleil qui perdant de fa fplendeur
à mefure qu'il s'en approchoit , fut
bientôt entièrement éclipfé , tandis
que lui-même revêtu des rayons de
cet aftre , répandoit une lumière plus
éclatante.
Ce rêve magnifique fut pendant
quelque tems le fujet de fes ré-
toc;
flexions ; il s'imagina qu'il devoit
remplir l'univers de fon nom par la
guerre ; la rougeur de l'aftre annon-
cent le fang que fa gloire feroit cou»
1er ; rien n'étoit plus noble que cette
explication.; l'ambition vint fixer
fon efprit irréfolu.
La guerre étoit déclarée depuis
quelque tems entre Babylone & des
peuples voifins. Saëb fe hâta d'ache-
ter le commandement d'une troupe
de quatre mille hommes : il partit
auffitôt pour l'armée ; il trouva qu'on
dormoit auffi-bien fous la toile que
fous des lambris : il n'en fut pas
étonné ; Thiftoire de Babylone comp~
toit d'excellens Généraux , habiles
rêveurs , qu'on avoit été -obligé de
réveiller au moment de donner des
batailles qu'ils gagnoient toujours.
Le Général Moabdilla fous lequel
fervok Saëb , ne gagnait pas 4es ha-
no
tailles à la vérité , mais il dormoit
comme ces grands hommes , & c'é-
toit toujours quelque chofe de leur
reficmbler en cela.
Avec les beureufes. dîfpofitions
qu'il a voit , Saëb ne pouvoit man-
quer de devenir auffi un grand hom-
me ; TilluAre Moabdilla s'avifa de
trouver mauvais qu'un Officier infé-
rieur dormit : c'étoit la principale
prérogative d'un chef d'armée ; il
étoit très-jaloux de fes droits , fie il
remercia Saëb de fes fervices. Quel-
que tems après ce fameux Capitaine
donna une bataille , la perdit & fut
créé chef d'un Corps de Satrapes;
il en donna bientôt une féconde qu'il
gagna , & il fut rappelle fur le
champ.
Saëb indigné contre ion Général
retourna à Babylone , revenu de fon
amour pour la gloire , méprifantile
III
genre humain & le déleflant davaa*
tage ; il reprît foa premier genre de
vie & s'y plut. Une longue tranquft*
lité , moins de commerce avec les
hommes , adoucirent l'aigreur de
(a bile ; il apprit à fe former det
idées jufies de tout ; il ne fut plus
Philofophe , mais; il fot fagc. Il re*
rtonça à toute occupation , vécut
retiré jusqu'à l'âge de foixante &
quinte ans x ne faiiant que dormir
ou rêver , & il fut heureux.
Entouré de collatéraux impatiens
de jonw de foç bien > il rêva que foa
# âge ni lui défendoit pas de fe marier j
il rêva même qu'il devoit prendre
«fie feawne fort jeirae. ; il rêva qu'elle
l'aimerait & qu'elle lui ferait fidèle :
c'était un grand rêveur que ce Saëh.
Il s'adrefla donc à Fatfamé. Fathmé
jeune & belle avoit toutes le» quali?
tés qui rendent une femme aimable;
III
il lui crut celles qui lui convenbient ;
il fe trompa : c'eft affez l'ufage ; on
ne le plaignit point : c'eft un autre
ufage encore.
En lui donnant la main , en lui
promettant de l'aimer uniquement ,
Fathmé fit quelques reftriâions men-
tales : fans avoir étudié lesDodeurs,
•lie étoit très-verfée dans la direc-
tion d'intention ; elle fut coquette ,
ne fe contraignit point , & Saëb ne
dormit plus*
Il étoit furtout étonné de la voir
fe refiifer à fes carçffes. Vous ne
m'aimez point , lui difoit-il quelque-
fois. Vous avez tort de vous plain-
dre , répondoit Fathmé ; vous avez
fait ma fortune*: je ne l'oublierai ja-
mais ; à l'égard de mon bonheur ,
c'eft un foin dont je me charge :
votre âge vous en difpenfe.
; Il y avoit en ce tems à Babylone ,
ii5
un Bonze qui s'étoit rendu très-céle-
bre ; c'était la jeuneffe & la beauté
jointes à toutes les grâces qui les dît
tinguent ï on eut dit que c'étoit l'a-
mour même fous les habits d'un Bon-
ze ; ce n'étoit pas l'amour enfant,
c'etoit l'amour dans l'âge de la force.
Il paffoit pour avoir beaucoup d'élo-
quence & d'onâion ; il étoit connu de
toute la Ville , l'objet de la jaloufie
de tous les maris , & le Diredeur de
toutes les femmes. Fathmé avoit la
plus grande confiance en lui.
Un jour Saëb les vit conférer
enfemble dans une attitude affez fin*
guliere ; le zèle brilloit dans leurs
yeux & dans tous leurs mouvemens.
Il fe fâcha ; fa femme lui dit qu'elle
le confultoit ; Saëb trouva mauvais
qu'on la confeillât de fi près ; elle
s'emporta ; Saëb s'emporta auffi,
& ils. fe brouillèrent.
Deux jours après , Saëb fe pro*
ii4
menant dans fes jardins , apperçur le
jeune Bonze qui confeilloit encore fa
femme derrière une chqrmilte & fur
un gazon ; les inftruâions qu'elle re-
eevoit , n'étoient pas équivoques ;
Je feu monta à la tête de Saëb , & H
alla fur le champ porter fes plaintes
au Satrape chargé de la Police de
Babytone.
Les loix étoient fort féveres dans
ee tems contre les jeunes femmes
qui ne fe bornoient aux leçons de
leurs maris ; le Juge voulut entendre
Fathmé avant de la condamner : rien
n'étoit plus équitable ; elle vint» Saëb
apperçut au trouble du Juge 9 à l'or-
dre qu'il lui donna de fe retirer , aux
regâtds qu'il jettoit fur la délin-
quante , qu'il ne gagneroit pas foi*
procès.
- La loi puniffoit de mort lès cou-
pables f fi le crime étoit avéré ; s'il
ne Tétoit pas , l'accufateur recevoit
1IJ
une vîgwmtdè baftonade : on le rrai-
toit comme on calomniateur* Ce code
cruel avait été dMé fans doute par
un Législateur jaloux & barbare ;
mais le peuple le plus galant de h
terre l'avoit beaucoup adouci. Le*
Juges in ter rogeoiem toujours en par-
ticulier les femmes qui fe trouvoient
dans ce cas , & on ne fe fouvenwt
pas qu'on en eût puni aucune quand
elle étoit belle.
Une heure après on vint dire au
malheureux époux de Fathmé qu'il
avoit mai vu , que Tes foupçons
étoient injuftes , le Bonze & fa fem*
me înnocens , lui coupable d'accuia»
tîon fauffe , & comme tel , condamné
à recevoir cent coups de bâtons.
Saëb fubit fon fupplke ; il promit
de me plus fe plaindre à l'avenir , de-
manda pardon à fa chafte époufe d'en
avoir cru le rapport de fes yeux i &*
né
félon Pufage, il remercia le Juge de fa
clémence ; Fathmé lui rendit grâces
de fon équité ; le Satrape les reçut
d'une manière tout-à-fait galante , lui
promit la même juftice dans toutes
les occafions , la pria de compter
•fur fon amitié , & de revenir le voir
fouvent ; Fathmé lui en donna fa pa-
role & la tint ; on ne refufe guère
un Juge à qui Ton a des obligations ,
& Fathmé étoit reconnoiffante.
L'aventureux Sàëb défolé , meur-
tri , brifé , roulant dans fon efprit
mille projets de vengeance , fe trai*
noit douloureufement dans les rues
de Babylone. Le défefpoir & la rage
ranimèrent bientôt fes forces ; il cou-
rut chez le jeune Bonze dans la réfo*
lution de l'affommer.
Sa Révérence étoit alors dans fa
célulle , les coudes appuyés fur fon
fereviaire, & à genoux devant iui
ii7
portrait de Fâthmé. Cette circonf.
tance fit changer de deffein à Saëb, '
On ne Tavoit condamné que faute
de preuves ; le portrait en offroit une r
qui lui parut convaincante ; il pou-
voit fe venger plus sûrement & fans
aucuns rifques pour lui-même. Il fai- *
lit le Bonze au collet , & l'entraîna
chez le Juge.
*
Le Satrape étoit abfent, fa femme
fe préfenta ; l'époux affligé lui de- -
manda fa proteûion ; elle la lui pro- '
mit ; jettant enfuite les yeux fur le :
Bonze elle en eut pitié ; {a figure;
étoit intéreflante : le crime dont on »
l'accufoit ajoutoit à cet intérêt. Les 1
femmes font curieufes ; celle-ci vou-
lut entendre auffi le Bonze en parti-
culier. Ceci va mal ' pour moi , dit
en lui-même Saëb. En effèt,raudience
fecrette fut longue ; la femme dit
Juge le fit venir dans fon cabinef
**8>
lârfqtfefe fct fipie. Vous êtes bien
impudent, lui dit-elle , de calomnier
comme vous faites , un honête Bonze ,
le direâeur de votre époufe , &
dont je viens de faire le mien ; (oyez
plus circonfpea à l'avenir , mon
ami ; car au lieu de cent coups de
bâton que vous avez reçus , je vous
en ferois donner mille. *
Saëb fe retira après ce petit avçr-
tiffement. Qu'eft-ce que le monde 9
s'4criok-il ? où trouver la paix & le
bonheur. L^nyie nous fuit dans les
places dtftinguées ; les fottàfe* qu'on
ad&iff dans les grands font punies
dans tes petits j les premiers fe me
quent des fgiferes communes , &
tr0w$ot tft«t bi$p : quand jl* font
fcittv La balance de la îpftiçejpeoçhe
toujours dy ç&éd\we joli? %)ffte ;
tous les Jbommejs font des ferpens qui
jobfitehen* h k déww mu$pcller
i*9
aient ; & moi.,, je fuis un loi ; j'ai '
pris une femme 9 elle étok jeune f
elle étoit jolie ; f étais vieux : elle
devoit être coquette* O fommeil *
qui faifois le bonheur fc la confola»
tioo de ma vie , t'ai-je perdu pour
toujours ? Divin Brama 1 jette un
œil de pitié fur mes peines.
Ses vœux étoient finceres , ils fo-
rent exaucés ; l'infortuné Saëb s'en-
dormit : il fut heureux , car il rèvë*.
Il lui fembla qu'il étoit enlevé dans/
le vague infini des airs ; notre globe*
venoit 4e difparoitrc à fes yeux ; le« l
tourbillons imirçenfes dont Pefpace
eft rempli , frappoient de tous c&*>
tés fes regards.
Au deftis de cette foule ânaon»? ;
braUe de mondes/il apperçut un^tre;
qui ne reflembloit à rien * qui jtffe
toit p^s un homme 9 qui voyoki
quoiqu'il fut fans ye^ix , & qui mat?
Il©
choit , qui touchoit , qui pàrloit ,
qui entendoit , quoiqu'il n'eût ni
piec)s, ni mains , ni bouche , ni oreil-
les ; un être enfin cbmpofé de ce que
les Philofophes de Babylone ap-
pellent fubftance , pur efprit , qui
n'eft pas corps , dont tout le monde
parle , 6c que perfohne ne connoît.
» Une chaîne immenfe qui embraf-
foit l'univers dans toutes fes parties 9
aboutiflbit à cet être dont elle rece-
yoit un mouvement qui fe commun*»
quoit à fes extrémités. Cet être ap*
pella Saëb & lui dit : viens mon fils ,
Tiens t'inftruire,6c ceffe de te plain-
dre.
Saëb étonné de s'entendre parler
fans favoir comment , & d'une ma-
mère fi différente de celle qui eft en
ufage fur.la terre , lui demanda hum-
blement ce ' qu'il étoit ? Je fuis ce
je fuis,lui répondit la fubftance ;
c'cft
«2i
c'eft moi qu'on appelle le centre &
la circonférence , CEliph & FYe. *
Viens voir la clef de tout ce qui t'é-
tonne dans le monde : fuis des yeux
cette chaîne , je vais t'éclaircir la
vue.
• Saëb s'inclina refpeâueufement ;
enfuite il regarda , & il vit l'univers
entier attaché à cette grande chaîne
de laquelle pendoient une infinité de
chaînons -qui tenoient à toutes les
différentes parties qui le compofent.
Ces parties étoient encore liées en-
tre elles par d'autres chaînons fubdi-
vifés en un grand nombre de plus
petits' 4 qui , ainfi à l'infini , lioient im-
perceptiblement entre eux tous les
êtres de la création. La grande chaîne
à laquelle tout aboutiffoit , les fai-
«Mk
• * La première 6c la dernière lettre de l'al-
phabet Arabe : c'eft cpiume.fi Ton difoit
Alj>b*ôcOtmg4 } A &..
F
111
foït mouvoir en tous fens , &ç foN
çoit chacun de ces êtres à fuivre telle
ou telle djreâion. De ce point de
vue on apperceyoit un ordre admi-
rable qui en impofoit par fa magni-
ficence.
Saëb çnchanté de ce fpeôacie ad-
miroit l'ouvrage & en refpeâoit l'au*
teur. La Subfiance lui fit changer de
point de vuç ; il n'apperçut plu*
qu'une confuûon affreufe ; quelques
étincelles de grandeur brillqjent de
tems en teins au milieu des défauts
les plus marqués ; le tout parôiflbit
être l'ouvrage d'un Architeôç fupé~
rieur qui trayailloit quelquefois pen-
dant l'ivreffe ; il voyoit enfin le
monde à peu près tçl que nous le
voyons,
Plus étonné de ce fécond jpeâa-
de, Saëb fe tourna vers la Subftance ,
& lui demanda comment le même
ouvrage pouvoit paroîtrç fi mauvais
12$
& fi beau. Ceft que tu ne vois plus ;
lui répondit-elle , que quelques par-
ties du tout régulier que tu voyoîs ;
tu apperçois les êtres fans les chaî-
nons qui les gouvernent ; leurs mou-
vemens frappent tes yeux fans leurs
caufes. La plupart des objets te pa-
roiffent fort éloignés , fort flifpara-
tes de ce fécond point de vue, parce
que les liaifons , les nuances que
tu découvrois du premier t'échap-
pent. Ici ce font les. pièces éparfes
& confondues de pkifieurs morceaux
de . fculpture :'de-là ce font ces mê-
mes pièces affemblées par un ou-
vrier habile ; mais profite des mo-
mens que je veux bien te donner ,
retourne à ton premier point de
vue.
Saëb obéit. La Subftance fecoua
fa chaîne par trois fois , & autant
de fois Saëb vit la face de là terre fe
renouveller. Les déferts fe peuplent f
F îj
ii4
leurs habitans multipliés vont fe ré«*
pandre & s'établir ailleurs. .Du fond
de leurs retraites fauvages ils appor-
tent de nouvelles mœurs,de nouvelles
loix , de nouveaux cultes. Les con-
noiffances s'éteignent , la barbarie
couvre la furface du globe , le com-
merce èfl détruit , les arts s'enfuient ,
les villes s'anéantiffent , des déferts
paroiffent à leur place , Babylone
n'eft plus qu'un monceau de ruines.
Les tremblemens de terre , les inon-
dations , les pelles , les guerres
plus cruelles encore , les émigrations
amènent ces événemens qui fe fuc-
cédent avec rapidité , dans un or-
dre admirable & confiant. Chaque
partie du monde s'élève , brille &
s'évanouit tour-à»tour ; l'hiftoire de
l'une eft l'hiftoire de l'autre ; les
noms & les tems font les feules dif-
férences qu'apperçoit Saëb.
Que cela eft beau s'écrioit-il I Les
125
politiques de Babylone difenf cepen-
dant que ces révolutions célèbres qui
ont fi fouvent changé la face du mon-
de , ne peuvent plus arriver.
Tous les hommes font fujets à fe
tromper ,- & les politiques le font
encore davantage , lui répondit la
Subfiance. Cette balance qui fait la
sûreté des états voifins de Babylone,
l'intérêt qu'ils ont chacun de ne pas
laiffer augmenter la puiffance de l'au-
tre , ne fubfifteront pas toujours.
La durée de ces états aura un terme ;
ils fe détruiront comme l'empire
de ce grand conquérant, que fes
Capitaines affoiblirent en le parta-
geant entre eUx après fa mort , &
commç celui de ce peuple qui com-
manda à toute la terre , &c qui périt
par fa grandeur. Dans l'hiftoire de
vos pères , vous voyez celle de vo-
tre poftérité. Les arts brillent ; ils
rentreront dans le néant pour en for-
nj
n6
tir encore , mourront & renaîtront
pour mourir de nouveau. Rien de
plus uniforme & de plus confiant
que ces viciffitudes ; elles font partie
de l'ordre qui conftitue cet univers ;
tout ce qui s'y paffe en conféquence
de cet ordre , eft non-feulement né-
ceflaire , mais doit arriver comme
il arrive , & ne peut exifter autre-
ment. Tout eft enchaîné, tout eft lié,
dépendant dans les caufes, dépen-
dant & néceffaire dans les effets. Les
rayons de la lumière dévoient por-
ter en eux le principe des couleurs ;
ils dévoient être faits de manière que
réfléchis par un objet , ils allaient
peindre cet objet fur une fuiface
plane où fur la rétine de l'œil ; & ré*
cîproquement la rétine de l'œil &
les fur face s planes , dévoient être
difpofées à recevoir cette image.
L'œil entraînoit l'exiftence de la
lumière pour voir , & celle des ob-
• i
I2 7
jets pour êtte vus : la mairt celte de*
chofes qui font à fon ufàge. Anéan-
tirez une de ces parties , les au-
tres qui y ont rapport , font inuti-.
les ; comme tu vois , tout fe corref-
pond , tout eft à fa place -, tout eft
bien.
Saëb fe fentoit encore des coups de
bâton qu'il avoit reçus ; il* fe fouve-
rtoit de la familiarité du nonze avec
fa femme , & ne comprenoit pas
comment cela étoit bien. Il retour-
noit examiner la chaîne , s'en éloi-
gnoit , fe frottoit le dos , Si difoit à
feSubftancet
Il faut convenir que votre ouvrage
eft admirable , maïs i^ne paroît que
vous vous êtes peiu embarraflee des
détails , & que vous n'avez* fongé
qu'à l'enfemble. Vous êtes un grand
ouvrier ; cependant ne manque-t-i!
rien à Votre -chef-d'oéuvre ? Pourquoi
Fiv
»'eft il pas auffi parfait dans toute*
Ces parties que dans fon enfemble ï
cela n'auroit-il pas été plus beau &
plus digne d'une main auffi habiie ,
auffi puiffante que la vôtre ?
Eft-ce à l'homme à juger mon ou-
vrage & à s'en plaindre , répondit la
Subftance ! Sait-il quel a été mon but I
Apprends des fecrets cachés à tous
les mortels , quoiqu'ils fe vantent de
les avoir pénétrés ; apprends à rire
avec moi , de l'orgueil , de l'igno-
rance & de la folie de ces petits în-
feâes que j'ai créés en me jouant >
fiiperbes , ignorans & fous : qui me
peignent avec tant de ridicules que
j'en aurois hqgte, fi je n'étois pas
ce que je fuis ; qui me croient uni-
quement occupée d'eux % qui s'ima-
ginent agir & vouloir à leur choix y
comme fi la bille pouvoit fuivre une
autre direâion que celle que lui a
I2 9
fait prendre le joueur qui Ta pouflee.
C'eft à toi que je vais me commit-
niquer , écoute. . .
Saëb redoubla d'attention ; la Subf-
tance parla j & . . . Saëb fe réveilla.
Tv
I 3°
ZIRPHILE.DAPHNIS-
IDYLLE.
ZIRPHILE.
V^ v £ la lune naiffante , à travers ce bo-
cage ,
Brille d'une douce clarté !
Comme l'eau du Canal répète fon image/
Et ce bouquet de Joncs qui borde le rivage ,
Voi , comme au gré du vent il paraît agité !
Du, bocage , Berger, veux-tu prendre la
route ?
Nous pourrons nous affeoir fous ces Lilas
fleuris ,
Que tu vois s'incliner en voûte.
La Paix règne à préfent dans les airs obfcur-
cis.
Tu fais que j'aime tes récits ,
Et ceux que tu feras me coucheront ans
doute*
Oh : que tu peins bien la vertu
f 3 f
Tes accens font plus doux que la naiffant©
Aurore
Ou qu'un ruiffeau pur apperçu
Parle voyageur abattu ,
Et qui fert i calmer la foif qui le dévore.
DAPHNIS,
Je vais te raconter l'hiftoirede Damon.
Damon apprit un jour que le vieux Philemon
Etait dans une peine extrême ,
Et qu'il ne lui refhit pour tout bien quW
mouton ,
Seul débris échappé de la contagion.
Hfctému , Zirphiie, & fe dit a lui-même*
» Mon voifîn Philemon a perdu, tout fou
bien !
>* Que ferai-je ? par quel moyen
*> Adoucirai-je fa misère ?
» J'irai • . . je lui dirai , Je t'offre m*
chaumière ;
» Viens, tu n'as point de fils , Damon
fera le tien ,
« Et tu lui ferviras de Père >».
Il dit,& fans délai court trouver le vieillard j
Il craignait d'arriver trq£tard $
Envoyant la cabane , il palpua.it de joie,
Avj
I}2
Dans fes embraflemens , fa bonté fe déploie j
De cet infortuné (à main fa i fit la main ,
Et la prenant contre (on fein :
» Viens , lai dit-il , daigne me fuivre ,
» Bon vieillard ! je prends part à ton fort
malheureux ,
» Quelques moutons que j'ai , nous aide-
ront à vivre , ~~
» Et fous le même toit , nous logerons tous
deux » •
Philemon le regarde,^ pleure de tendreflè.
O mon fils ' di(àit-il> ô mon unique appui !..•
Il tombe dans fes bras , il fanglotte , il le
preflTe . . .
Damon eft pénétré de la plus douce yvreflè i
Il l'embraffait, Zirphile, & pleurait avec lui»
ZIRPHILE.
Damon pieurlit auflî ! Quel moment plein
de charmes !
Oh ! Quelles font douces les larmes
Qui coulent fur les maux d'autrui !
Daphnis , j'ai vu les miférables • • »
Ce fpeébcle brifait mon cœur $
Mais , que foar devenus ces hommes re/pee»
tables ?
'Il
DAPHNIS.
Philemonavçcu près de (on bienfaiteur;
Et pour tranfmertre la mémoire >
Du jufte qui fut Ton appui ,
A ceux qui vivront après lui ,
Sur un ormeau lui-même a gravé fort kit-
toîre.
On ne s'en approche jamais ,
Qq on ne verfe des pleurs en parcourant ce*
traits.
Les Mères vont s'afleoir fous fon épais feuil-
lage;
Biles j mènent leurs enfans ,
Et pénètrent leurs cœurs de tendres fenti-
mens >
En leur montrant du doigt cette touchante
image.
Un Vieillard élève fa voix,
La troupe autour de lui s'aflemble,
Il raconte comme autrefois
Les deux Pafteurs vivaient enfemble.
On l'écoute , on bénit Damon ;
Et chacun s'en retourne en prononçant feat
nom*
3#t
»34
L'HEUREl/SE
FAMILLE,
CONTE MORAL.
H laboure le champ que lafeouroic fon père. ( R ac as )
JuE jeune Bazîle étoit le fruit d'une
union mal affortie. Sa mère d'une an-
cienne Maifon de Périgord , mais ré-
duite à une extrême pauvreté 5 s'é-
toit déterminée à époufer un Labou-
reur aifé , plutôt que de s'abbaiffer à
fervir. Son mari étoit neveu d'un Prê-
tre refpe&able , qui lui avoit donné
une éducation fupérieure à celle que
reçoivent les habitans de la campa-
gne. Un cara&ère bienfaifant , une
grande modération , une probité
exa&e , le faifoient également efli-
sner de Tes (upérieurs & de Tes égaux.
Amélie, c'étoit le nom de fa femme, '
135
du lieu de ne conferver que l'élévation
des fentimens qui eft de tous les états,
avoit gardéjdans une condition bon*
nête , mais trop peu confidérée , un
orgueil qu'on ne pardonne pas même
à la nobleffe opulente. Elle fe fouve-
noit toujours du nom qu'elle avoit
porté & ne fe rappelloit point affei
que la mifere l'avoit forcée à le per-
dre. A Uard 9 qui, par fes vertus ,
par fa fenfibilité ; par fes mœurs ,
ennobliflbit fon état , cherchoit à le
lui faire envifager avec moins d'hor-
reur. Ses efforts étoient vains : il
avoit employé pour adoucir l'humeur
de fa femme , tous les moyens dont
une ame tendre fait faire ufage. II
avoit voulu pénétrer dans fon cœur ,
en lui faifant goûter ces plaifirs fi
vrais , fi touchans , que la nature
donne à tous les hommes , & dont ils
jouiraient avec plus de tranfport s'ils
étoient moins, éloignés de leur prc-
isiiere fimplicité , fes foins étoienf
rejettes avec dédain ; le plus offenfant
mépris en étôit la récompenfe. Une
pareille conduite le plongeoit dans la
douleur, & pourtant ne l'aigriffoit pas.
Il aimoit. Si du moins j'avois un en-
fant , difoit-il , il me ramènerait le
cœur de fa mère : la nature l'amolli*
roit ce cœur que la fierté rend infle-
xible. Amélie feroit touchée des ten-
dres careffes & du foufire de l'inno-
cence. Je faifirois un inftant où elle
céderait à l'impreflion du fentiment,
& je la forcerais de répondre aux
miens.
Il fe paffa plufieurs années ayant
que fes vœux fuflent exaucés ; mais
enfin Allard fe vit père & crut tou-
cher au moment de fe voir heureux.
Il reçut fon fils avec les tranfports de
la joie la plus vive ; il le ferra contre
fon fein ; il le regardoit comme un
^age qui déformais allait affurer &
»37
t
félicité. Il fe trompoit : le caraftere
une fois formé fe change difficile-
ment. Amélie conferva le fien long-
tems encore 9 & fon époux eut la
crainte de voir fon fils en hériter. Né
pour aimer & fait pour l'être , il fe
flatta qu'au moins cet enfant fi défiré
répondrait à fes fentimens , & que
la nature le confoleroit des peines
que lui avoit fait éprouver l'amour.
Sa tendre fie pour fon fils ne fe borna
pas à de vaines careffes. Capable ,
par les leçons qu'il avoit reçues , par
les bonnes leûuffcs qu'il avoit faites,
& fur-tout par fes réflexions , de lui
donner d'excellentes inftru&ions , il
employa tous fes foins à lui donner
une éducation qui le rendît content
de fon fort & lui fit éviter les écueils
dans lefquels fa mère étoit tombée.
Il étoit encore attaché à fon fein 9
qu'AUard déjà cherchoit à deviner
fes inclinations , & a étudier en lui
i 3 8
ces mouvemens , qui , tous foible*
qu'ils font dans l'enfance , donnent
cependant des indices qui font juger
de ce que fera 1 aine dans un âge plus
avancé. Attentif aux plus petites cho-
fes ( il n'en eft point d'indifférentes
pour un père tendre & éclairé)*il fit
reblanchir l'intérieur de fa maifoo ,
il l'ornoit de fleurs & de verdure ; il
y raffembloit les plus jolis enfans du
village ; il animoit leurs jeux gour
que la joie fût toujours peinte fur
leurs vifages. Il vouloit que le pre-
mier fpeâacle , auitfoffriroit au yeux
de fon fils , fût celui du contentement
& que la première impreflion qu'il
reçut , fut celle de la gaieté. C'eft
peut-être des premières impreflîons
qui ont frappé nos organes que dé-»
pend la tournure de notre caraûère.
Pourquoi ne feroit-on pas parvenu à
lui en donner une plus heureufe en
multipliant les images riantes autour
de nos berceaux ?
»39
Le petit Bazile grandifToit , & il
laiffoit déjà entrevoir un cœur fenfi-
ble, un efprit facile , une conception
vive , mais une humeur légère & du
penchant à la vanité. Sa figure étoit
agréable , fa phifionomie fine , & fon
air enjoué. A mefure qu'il fe dévelop*
poit , fon père s'attachoit à lui infpi-
rer ces vertus douces qui font le bon-
heur de tous les hommes dans quel-
que condition que la nature les ait
placés. Il cherchoit à fortifier les dif-
pofitions favorables qu'il remarquoit
en lui ; il fe fervoit même de fes dé-
fauts & tâchoit de les faire tourner
au profit de fes bonnes qualités. D'*
bord il ne commença pas à le faire
taifonner , mais il l'accoutuma à fen-
tir. Il l'emmenoit avec lui dans la cam-
pagne ;il choififlbit pour fes promena»
des les payfages les plus rians ;il lui
faifoit entendre les concerts des oi-
feaux j jouir de la fraîcheur, des fo*
i4ô
rets, du coup-d'œil charmant des
prairies & de la rfcheffe des coteaux*
Il le rendoit témoin des jeux des Ber-
gers & de la fatisfaôion des labou-
reurs , qui trompoient en chantant
la fatigue de leurs travaux. En lui
préfentant les images gracieufes de la
vie champêtre , il efpéroit qu'il la
lui fer oit aimer.
Cependant Allard craignoit avec
raifon que fa mère ne l'empêchât de
céder aux impreffions qu'il vouloit
lui faire prendre. L'orgueil qui ne
peut plus fe nourrir par de vains
honneurs , ne s'éteint pas toujours ,
quoiqu'il n'ait plus rien qui le
flatte. .11 gémit dans l'obfcurité &
femanifefte par fa propre douleur.
Amélie ne jouiffant plus du rang
dont elle étoit defcendue, s'effor-
ç oit de faire paroître fon fils com-
me y tenant encore. Les habillemens
qu'elle lui donnoit n'étoient pas ri-
i4i
thés, mais ils étaient plus recherché»
que ceux qu'on porte au village ; du
linge un peu- plus fin , des cheveux
mieux arrangés , de petites chofes
enfin , que l'œil d'un homme du mon-
de n'auroit pas faifies , lui donnoient.
un air de parure choquant pour des
gens qui ne voyoient en lui que le
fils de leur égal. On lui recomman-
dent fans ceffe de ne. pas fe familiari-
fer trop ; on lui vantoit continuelle- .
ment la nobleffe de (ts Parens ; on
le plaignoit de n'être pas lui-même
noble comme eux ; enfin on le ren-
dait malheureux, en lui faifant re-
gretter de frivoles avantages dont fon
père vouloit lui apprendre à fe paffer. .
Allard a voit cette philofophie fim-
ple & vraie qui ne cherche pas le,
bonheur dans l'opulence & dans les.
titres & qui le trouve quand des eau-
fes étrangères ne s'y oppofent point ,:
dans la jouiffance de ces biens que la
*4*
nature offirc à tous fes enfaris , dans
l'amour , dans l'amitié & dans la pra-
tique des vertus qui rapprochent les
hommes , en les rendant les bienfai-
teurs les uns des autres. Pour détruire
le germe d'orgueil qui étoit dans le
cœur de Ton fils & qu'on ne s'occu-
poit que trop à fàvorifer , il travail-
loit à lui infpirer les tendres fenti-
mens dont il étoit pénétré lui-même.
Il lui faifoit concevoir la volupté pure
que laifie~après lui le fouvenir d'une
bonne aâion. Autrefois il étoit le.
confolateur des affligés , le protec-
teur des foibles , le foutien des hom-
mes plus pauvres que lui ; il voulut
que fon fils le devint , qu'il jouit fou-
vent du fpeâacle le plus beau qui foit
dans la nature , celui de la joie & de
la reconnoiffance peintes dans les
yeux de l'homme qu'on fecourt dans
L'inftant où il eft accablé. Notre voi-
fin eft malade , difoit-il quelquefois
14*
à Bazile , peut-être {es champs {&>
r ont-ils phis mal labourés que s'il pré-»
fidoit lui-même au travail de fes ou-
vriers , menez-y nos chevaux , con-
duirez vous-même la charrue,& lors-
qu'il portera dans Ton domaine fei
pas encore chancelans , qu'il voye
qu'on n'eft pas ingrat des foins qu'it
prend pour fe faire aimer. Bazile y
allok , & peut-être autant par va-
nité que par bienfaifance , il s'appli-
quoit à rendre fon ouvrage profita-*
ble au maître du champ qu'il labou-
roit. Celui-ci ne jouiffoit pas du fruit
- de fes peines fans marquer fa fenfifeî-
lité. U prononçoit le nom* de Bazile
avec: atteadeiffement ; il faifoit for*
ék>g€ avec cette énergie , avec cefte
vérité que Le intiment feul infpi¥e«
Allard joignoit fes louanges à celtes
qu'on donnoit à fon fils. Il l'applau-
dilfoit avec chaleur des bonnes ac*
tiom.qufrlui*memerengageoit à faire*
H4
En flattant fa vanité , Iorfqu'il faî-
foit le bien , Iorfqu'il montroit le
defir d'être utile , Iorfqu'il rendoit
des fervices avec cet air content qui
vaut mieux que les fervices mêmes ,
parce qu'il marque la fatisfa&on
qu'on trouve à les rendre ; il croyoit
le détacher des chimères éblouiflan-
tes dont on Pentretenoit tous les
jours. Pour y réuflir plus sûrement ,
il voulut l'enchaîner par les liens fi
doux de l'amitié , par les liens plus
doux encore d* l'amour. Un frère &
une fœur , Lucie & Marcel , par
leur enjouement , par leur âge : con-
forme à celui de Bazile , par leur ca-
ractère tourné à la tendrefle , & Lu-
cie furtout par les charmes de fa fi-
gure , lui parurent propres à faire
réuflir fon projet. Il les attira chez
lui , facilita leurs jeux , égaya leur?
occupations , fît naître pout eux des
plaifirs ; en y prenant part , il les
augmentait.
»4f
augmentait. Les regards paternels ne
font redoutés que lorsqu'ils font tou-
jours févères ; mais quand ils fe tour-
nent avec bonté , quand ils jouirent
avec complaifance des amufemens de
Ja jeunefle , ils les rendent plus inno-
cens , fans les rendre moins vifs &
moitié gais.
Bazile avoit fèize ans. Il éprouvoit
audedans de lui-même un changement
dont il ne pouvoit fe rendre compte»
il n'a voit plus les goûts qu'il a voit
«is ; il s'ennuyoit des étiofes' qui Fa*-
voient le phis amufé ; chaque jour il
perdoit de fa gaieté , fans cependant
avoir aucune raifbn d'être chagrin,
Marcel fôn ami , Marcel même lut
platfoit moiris. Auparavant il lui était
néceifaire ; il trouvait les jeux lan-
^uiffans dès' qu'ils fe fâifoient fans lui;
-mais depuis quelques tems il faififloit
tous les prétextes de s'éloigner. II
aipioit mieux être feul , lorfqu'il
Q
*4*
tfétbît pas; avec tuçie. Ils alloîcnt
jenfemble o^nduiie leurs troupeaux
ians les lieux les plus* foiitaires, &
paffoient -les jours fans fe rien dire U
{ans néanmoins s'ennuyer : ils fe re-
gardaient tous deux ; ils foupiroîent ,
puis fe regardaient encore. Qi\eiq«*e-
fois la nuit les furpjenoit .aV,ant qu'ils
€uflfent fongé -à retourner au. Village.
» Je ferai grondée de mon père , di-
* foit Lucie \ f»a mère me grondera
* répondait Bazile ; mais ma. chère
*, Lucie , je ne crains pas d'être
» grondé tous les foirs , fi je puis
-h pafler tous les jours avec vous. Je
» ne fais pourquoi , muis je n'ai de
* plaîfir que lorfcjire nous, femmes
^ feuls enfemble. J'çitne bien mon
3> père. . . cependant. » 4 j'ai honte de
* l'avouer. . • Lucie 9 je Vous aime
» encore mieux que lui, Et moi, re-
» prenoit Lucie. . .. mais Bazile 9 nous
:» faifons mal de ne pa$ aimer nos pa-
*4T
» tens davantage. . . ils ibnt fi.bonf
j> pour nous ».
Us n'avoient ^ruit perfonse de
leurs fentimens , ils les ignor oient
«ux-mêpies , & cependant ils n'é-
toient ignorés d'aucuns des habitans
du yillage. Lç p^re de Bazije, le*
parens. de LucjÇ , vpypieijt avecik^
tisfaâion leur njutuel penchant, ils
les trouvoiçnt dignes Tua de l'autre »
,& bientôt ils forgèrent à les unir*
jAllard furtout , à qui fa tendreflc
diftoit les voeux Jes pljis ardens pour
le bonheur 4e Ton fils , fouhaitçit dç
lui voir former d^s liens , qui , l'at*
tachant à fon état par les charmes de
l'arnour & par Iqs douceurs de la vie
chamgêtre , Pentpêehtfflejît de re-
gretter un fort plus grillant & moins
heureux fans doute. ll«avoit. fait tou-
tes les démarches .néceffaires ; elles
nvpient réuffi. Les parens de Lucie f
f&$ptf& ^e tendreffe pour elle , rem*
Gij
*4*
plis d'honneur 8c de probité , accejv
terent avec reconnoiffanee la propo»
fltioii dPAllard, moins parée qu'il
étoit le plus riche , que parce qu'il
&oit le plus vertueux habitant du
Canton. Il falloit le confentement de
la mère de Bazile , fon père le char-
gea de l'obtenir lui même. « Mon
» enfant , lui dit-il , tu fais combien
» je t'aime : je fuis à préfent dans cet
âge oîi l'on ne trpuve plus de fatis*
» faôion que dans le bien qu'on
» peut procurer à fon fils. Le tien ,
» le tien feul m'occupe ; je veux que
» tu fois content , & goûter avant
I» de mourir le plaifir de voir ton
» bonheur affuré. Tu es bien jeune
» encore , mais peut-dîï être trop
» tôt heureux ? Je fonge à te marier:
» C'eft Lucie , cette Lucie qui te
» plaît ' tant , quoique tu ne m ? en
» ayes pas parlé , que je t'ai choifie
» pour époufe, Ses parens te la dop?
149
» fieront volontiers ; mais par let
» plus tendres prières &c les plus
» douces carefles , force ta mère à
» ne pas s*oppôfér à un mariage qui
>> te convient ; c'eft avec peine qu elle
9* fe rendra. Affligée d'être la femme
%j d'un Villageois , quoique tu ne
» fois qu*un Villagois toi-même %
» peut-être efpere-:t- elle encore , pat
» le crédit de fa famille , t'arrache*
^ à un état te plus heureux de tous ,
99 quand on eft né pour y vivre. Ref-
» pede ta mère , chéris la , mais né
9 te laiffe pgs féduire par fes difeours
9» orgueilleux. Mon fils ! mon cher
» fils ! ne fonge point à abandonner
» ta vie de tes pères ; c'eft la vie de
» la tranquillité , de l'innocence &
» de la vertu même. Dans les pre-
» mieres années que tu feras dans
» ton ménage , tu ne trouveras pas
» de peines confidérables. Tu as de
» la force , j'ai de l'expérience > nous
Giij
M*
& tlotîS aîdërohs mutuellement. Tu
* féhiïras ton père , tu écouteras ton
*aini , 8è tu verras tout profpérei*
» autout de toi. La pa& & la joie
» régneront dans ta famille. Un mê-
» me efprit nous conduira tous ; iî
rapprochera les âges les plus difle-
» rens. Encore occupé de toi dahs*
» mes derniers inftans , mi trem-
ii blanté' main agitera le berceau àë
m tes enfans. . . » Bazile voulut ré-
pondre , il ne le put : fa voix fut
étouffée ; fes yeux fe remplirent de
pleurs ; la reconnoiffance & l'amour
filial font auffi couler des larmes.
Amélie fut témoin de cette fcène at-
iendriffante : Allard la laiffa avec fon
fils ; il efpera que l'émotion de Ba-
sile pafferoit jufqu'à elle; En effet ,
d'abord H réuffit à la toucher ; il fe
jetta dans tes bras ; mouilla fes joues
des plus douces larmes. Ma mère ,
fécria-t-il d'une voix entrecoupée,
ma mère ! je fuis heureqx £ voua
Voulez On» nie donne» Iuioi* y Lucie
k plus belle , la plus aimable* fille du
Village ,, que tons- les jeufte* garçons
adorent & qui n'aime que moi. Y
penfez-vous, reprk : elle, fans co-
lère , mais avec dédain, y penfez-
vous ? Eft-ce bien mon fifoqui penfe
à une alliance qui me dégraderait
plus encore que je ne le fui® > N'a-
joutez pas à ma misère ; laifiez-mo*
Vous donner une époufe quifoit mon
égale & que fans rougir je puifi*
nommer ma fille. Bazile voulut ré*
pondre > elle l'en empêcha. Elle em-
ploya pour le gagner , cette adreffe
qui fouvent tient lieu d'efpfit aux
femmes y & qui , prefque toujours
les fait arriver à leurs fins ; elle ra-
nima dans le cœur de fon ils un
mouvement de vanité que Tamoûr
avoit rail en ti , mais qu'il n'avoit pu
détruire. Elle échauffa fon imagina*
Giv
15*
Son; & parvint à lut faire défirei
avec autant d'ardeur de voir rompre
fon mariage , qu'il avo ( it eu de joie
quand fon père lui avoit appris qu'il
étoit conclu. Pour rendre fon triom-
phe plus certain , elle courut l'annon-
cer aux païens de Lucie. Elle voulut
qu'un affront cruel mît une barrrierç
éternelle entre les deux familles. Elle
arrive dans celle dé Lucie 9 & bientôt
y trouble l'aimable gaieté que l'affu-i
rance d'une fati$faôion prochaine y
faifoit régner. On fe levé , on s'en*?
prçffe , on l'entoure , on l'écoute
avidement ; on croit qu'elle vient
partager le contentement que l'union
des deux amans fait naître ; on n'eft
' pas longtems dans Terreur. Un fou-
rire amer précède la déclaration
qu'elle va faire. C'eft avec le mépris
'le plus outrageant qu'elle rompt les
èngagemens que fon époux avoit
pris, Elle porte la douleur dans le
fcϝr innocent de Lucie. Elle voit
Couler fes larmes , elle infulte en-
core à fes pleurs. Allard arrive dan$
cet inftant cruel : il lit fon malheur
fur tous les vifages. Il s'en retourne
Je défefpoir dans le cœur ; il revoit
fon fils , il le regarde avec des yeux
où la douleur & le mépris.font peints.
.Bazile qui redoutoit fa colère , fe
trouve foulage par fon filence. Il ne
s'apperçoit pas que ce filence eft ce-
lui d'une ame ulcérée & fermée au
bonheur ; il ne tarde pas à fe repen-
tir de fa fauflfe démarche ; il détefte
fa faiblefie & fa vanité ; mais com-
ment compter fur les regrets d'une
ameauffi légère.
La maifon d' Allard auparavant l'a^
zile de la confiance , des jeux & du
bonheur , eft devenue le féjour de la
contrainte , du «mécontentement &
de l'ennui. Les careffes que Bazile
recevoit de fa mère ne le dédomma-
Gv
154
geoient pas de cette familiarité dans
laquelle il èft fi doux de vivre avec
Un père tendre. Tantôt il fe lïvroit
encore à des efpérances chimériques;
plus fouvent il s'abandohnoit du fen-
iiment de honte que faHbit naître en
lui fa légèreté $ & à la douleur de
caufer lés chagrins du meilleur des
pères. Tous tes jours fe paffoient dans
l'incertitude & la langeur. Cepen-
dant , dans fa triftefle , il lui reftoit
une confolation à laquelle il ne de-
voit pas s'attendre. Marcel qu'il avoit
négligé , Marcel dont il avoit délaif-
fé la fœur , demeura conftamment
fidèle à l'amitié. Il cherchoit à diffî-
per l'affliftion qui tuoit fon ami. H
auroit voulu ranimer eh hiî le goût
de ces plaifïrs qui avoient fait les dé-
lices de leur enfance ; mais le tems
V
en étoit paffé pour Bazile. Les pa£
fions ardentes ne nous rendent pas
feulement malheureux, tandis qu'el-
* 5Ï
fcs jozmk fokçagkieat : mais en don*
ûanttropdej-effibrf.ànosaraesi, elles
leur otent l?aihour des chofes fim*
pies -, qui ne revient ..plus ou qui ne
renaît que lorïqu'uo loitg e*bne leur
aiuccédé*: ...... ~i .':o'..i!! • . . /
Ptufieuf s inois s'étaient écoulés
depais qu'AUari feibafil* vivovent
dans cette. tranquillité , ou plutôt
dans cette mélancolie fombre , plus
aflfreufe peut-être que les chagrins
viotens , lor£qu*Amélie qui par fon
humeur hautaine & fes confeiis dan-
gereux , avoir caufé toutes leurs
peines , y en ajouta de nouvelles.
Vraifeniblabiement touchée' d'avoir
occafionné le défo rdre qui régnoit
dans faiarmiile, mais trop fiere pour
vouloir paroître fe repentir , elle fe
laifloit. confumer en Silence par fa
douleur. On la voyok dépérir , fans
pouvoir - deviner le principe de fon
mal. Elle fe refufoit également aux
G vj
caréffes de ton i3g & aux attention^
de fon époux. Aifard ,.iattx yeux
duquel on n'étoit plus coupable ,
dès qu'on étoit malheureux , cher-
choit tous les moyens de.ramener en
elle le calme & la fanté. Ses foins fc*
rent inutiles & Té tk.de fa femme
devenoit tous les jours pllis dange-
reux. Une fièvre ardente accompa-
gnée des accidens les plus fâcheux ,
fit bientôt perdre l'efpérance de la
conferver. Son fils. & fon époux ne
s'éloignoient pas d'elle un kiftant ; ils
tenoîent chacun une de fes main*
dans les leurs ; Baziie mouilloit de
pleurs le lit de fa mère , & Allard la
regardoit avec des yeux humides &
attendris. Déchirée par ce touchant
:fpeâaele, l'amour maternel , lare-
connoiffance , la tendrefle , Tem-
; portèrent enfin fur l'orgueil. Elle fit
un effort , & paffant un de fes bras
autour du col de fon mari & l'autre
•utoitr de celui de fon fils , elle Iesi
attira tous deux en mème-tems con-
tre fon fein. Elle fembla fe ranimer
& jouir avec délices de cette fîtua-
tion ; mais fon émotion .étoit trop
forte pour qu'elle pût longtems la
foutenir. Elle tomba bientôt dans uis
évanouiffement profond. Bazile, fans
connoiiFance auprès de fa mere,avoit
autant befoin de fecours qu'elle-mê-
me, & Allard abforbé par fa douleur,
étoit incapable de leur en donner.
On vint héureufement les rappeller
à la vie , ce ne fut que très-diffici-
lement qu'on parvint à y faire reve-
nir Amélie. A peine eut* elle ouvert
les yeux,que l'égarement s'y peignit.
Le délire fuccéda à fa faibleffe ; &
dans fon tranfport , devenue plus
intéreflante encore , elle porta Tat-
tendriflement dans tous les cœurs.
'Malgré tous les efforts qu'on faifoit
pour la retenir , elle s'arracha de
M*.
Ion lit , fe précipita au? pieds 4ft
(on fils , qu'elle prenoit pour (pu
époux ; & tn . tes baignant de lar-r
mes, cite le fupplioit dç pardonner
totis les chagrins qu'elle lui avoit
donnés. Elle lui difoit : homme ref-
peftable , fois grâce à une époufe
trop indigne de toi. Fais grâce , Al-
lard , mon cher Allard ! . . . Elle fer?
roit les genoux de Bazile avec force ,
& difoit encore : Rends à ton fils ton
amitié , c'eft moi , c'éft moi feule
qui la lui ai fait perdre. S'adreffant
enfuite aux témoins de cette fcène
déchirante, elle s'écrioit : Il ne me ré-
pond pas ; joignez- vous donc à moi ,
forcez-le à me rendre fa tendreffe , fa
tendreté que j'ai méprifée,& dont je
fens à préfent tout le prix. . . mais
ils fe taifent !... ils font muets !... Ils
l'étoicnt en efFet. Le Curé , le Mé-
decin , les Femmes , tout le Monde
pleuroit , tandis qu'Allard & fon 61$
pouflbient les cris du défefpoir.
/
M9
; Revenu de cet état d'immoBiKté
oh jettent les fpeôacles frappons &
innattendus , on s'emprëfla autour
d'une malade,qui s'acquéroit tant de
droits fur les cœurs. On la reporta
dans fon Kt ; & M. Chablais , qui ,
par amour pour Phûmanité , s'étoit
confacré au fervice des habitans de
la campagne , & qui , par fon ap-
plication extrême étoit devenu l'un
des plus grands Médecins de l'Euro-
pe, parvint à, tranquillifer fes efprits.
Il fcfpéra même que la violente agita-
tion dans laquelle ils avoient été,
loin de lui être nuifible , pourroit
lui devenir falutaire. Il ne fe trompa
pas : les remèdes opérèrent ; ils fem-
bloient recevoir de l'efficacité de la
main qui les offroit : c'était tôujoure
celle d'Allard,ou celle de fon fils. Le
Médecin n'avoit garde de les éloigner.
Souvent c'eft en ramenant la fatisfae-
tidn dans l'aine , qu'on parvient à
i6o
tendre au corps la farité. ÀméEe J
fans doute , dut le retour de lafienne
à cette volupté pure que fait éprou-
ver la certitude d'être aimé : Elle li-
foit dans les yeux de fon fils , dans
l'altération de fa voix , dans l'inquié-
tude qui fe peignoit dans tous fes
mouvemens , combien elle en étoit
chérie & combien fon état l'allarmoit.
Elle le confoloit en jouifTant avec
délices de fa douleur. Elle voyoit
dans les foins de fon époux, dans
les tendres attentions qu'il avoit pour
elle , dans les fervices emprefles qu'il
lui rendoit , combien il craignoit de
la perdre. Je pouvois donc être heu-
reufe , lui difoit-elle , en s'attendrit
fant ; j'avois trouvé dans vous le
meilleur ami , répoux le plus fenfible,
rhomme le plus vertueux. . . Hélas !
je m'en fuis rendue indigne , & ce
n'eft qu'au moment où je vais n'être
plus que j'apprends à çonnoitrç le
i6t
véritable bonheur. Ton cœur me l'a
toujours offert & mon odieux orgueil
a toujours dédaigné ton cœur bien*
faifânt. Si j'étois rendue à la vie*
quelle différence tu verrois dans mes
fentimens 2 Allard ne lui répondoit
que par fes careffes & par fes larmes ;
mais il ceffa bientôt d'en verfer : M*
Chablais lui rendit l'efpérance. La
con va lefcence d'Amélie fut affurée ;
elle fut longue , & pendant tout fon
cours la conduite d'Allard ne* fe
démentit jamais. Ce fut toujours celle
d'un ami fenfible , qui goûte avec
tranfport la fatisfaûion de voir fon
ami revenir à lui. Lorfqu'il n'eut plus
d'inquiétudes fur la fanté de fa fem-
me 9 il voulut fe délivrer de celle
que la connoifTance de fon caradere
pouvoient lui laitier encore. C'étoit
en penfant qu'il avoit vieilli & fon
expérience lui avoit appris qu'il fal-
Joit fe défier des réfolutions formées
i6a
clans ces inftans où le fentiment en-
traîne. Dans fa chaleur il difte fou-
vent des promettes qu'on oublie
quand il fe refroidit Peut-être plus
que perfonne capable de s'attendrir ,
ce ne fat cependant qu'à la raifon
feule qu'il vouloit avoir obligation
du retour d'Amélie. La franchife a
toujours des droits certains r dès que
1 humeur &c h dureté ne l'accompa-
gnent pas. Ce fut fans détour qu'il
parla de fes craintes , • & qu'il latâa
paroitre (es defirs. Le Ciel vous a
rendue à mes vœux , dit il à fon
époufe ; il femble même qu'il n'ait
mis vos jours en danger que pour
vous apprendre à connoître & à
vous attacher à celui que le devoir
& furtout fa tendreffe vous difoient
d'aimer. J'avois , pourfuivit-il , à me
plaindre de vous. Votre froideur,
vos dédains , votre fierté m'avoient
aliéné : Je l'avoue , je croyots que
c'étoit pour toujours ; maïs ce n'eÛ
pas l'amour qui s'allume dans le cœur
de l'honnête-homme quï peut entiè-
rement s'éteindre. Le mien fe rani-
ma 5 il reprit toute fa force lorfquë
je vous vis en péril. Je revins à vous ,
vous fôtei fenfible à mon retour ;
nos larnves-fe mêlèrent ; le fentîment
les fit couler ; & je reconnus 5 dans
Fexeës de ma peiné , le charme de
répandre des pleurs. Mars bientôt
l'amertume de vos regrets & la vio-
lence de vos maux me plongèrent
dans le <ïéfèfr:oiT , il fut fuivi de$
douceurs- de Pefpérance. En revenant
à la vie vous ramenâtes la fatisfaftio*
dans mon cœur ; vous y fîtes luire
l'aurore du bonheur : je ne Pavois
point encore connu. Jamais 5 ma
chère Amélie ! jamais vous n'aviez
tourné fur moi dés regards atten-
dris. . . Votre. • . Mais laiffons les
reproches ; ne nous rappelions que
1*4
Finftant qui m'a donné une époufc
Ayons - le toujours préient i pour
que tous ceux qui le fuivront lui ref-
femblent. Amélie voulut parler ; mais
plus on fent , moins on s'exprime.
Elle fe jett? dans les bras de fon ma*
ri , le ferra étroitement , & fes yeux
furent les feuls interprêtes de fon
cœur.
Allard avoit préparé fa oonverfa*
tion , il fut en état de la pourfuivre.
Ma chère Amélie , continua-t il ,
vous ne vous ofFenferez pas fi votre
époux, fi l'homme que vous avez
forcé par des fentimens plus doux à
devenir votre ami , vous parle avec
cette vérité que l'amitié exige. N#
craignez pas que je conferve du refr
Sentiment, Si je penfe encore aux dé-
fauts que vous aVez eus, ce fera
pour mieux jouir des vertus qui les
remplacent. En faisant mon malheur
ils vous rendaient malhçureufe. On
Ttft tou/eurs^quand par hauteur on s'&
Joigne des gens parmi lefquels le fort
force de vivre. Rapprochez-vous des
femmes que votre mariage a rendu vos
égales. Peut-être ne trouverez-vous
pas dans leur fociété autant de dégoût
que vous Pavez imaginé. Vous ave*
paffé votre première jeuneffe dans
une maifon que vos parens nom-
moient château. Votre naiffance ne
vouspermettoit pas de vous y livrer à
des occupations qui font éviter l'en-
nui aux habitantes de la campagne,&
qui même les fatisfont ,parce que c'eft
pour des objets chéris qu'elles travail»
lent. Des pvragçs fouvent pénibles ,
mais partagés par leurs parens , let
feins qu'exigent d'elles leurs familles,
le mouvement,!» gaieté, la vie cham-
pêtre leur donnent des idées plus in*
tereffantes , plus variées que celles
qu'ont ordinairement des femmes
d'Un ordre fupérieur,dontFéducatioa
*66
A'a pu être foignée. Mon oncle m'a
fouvent dit , il avoit beaucoup voya-
gé-, & fa {implicite , fa droiture &
Us connoiflances qu'jl avoit acquifes
le faifoient recevoir partout avec
plaifir ; il m'a dit fouvent qu'il avoit
yu plufieurs fois des Seigneurs & des
Sayans même,étonoés de l'entretien
des Villageois , fe plaire à leur con-
versation & admirer la jufteffe de
Jeurs raifonnemens. Ne dédaignez
donc plus des gens qui ne font point
méprifables, puifqu'ils font honnêtes
& fenfés. Traite&nous en hommes.
Tirez de votre état. le parti le plus
avantageux ; faites-vous aimer de
fous les habitaos du Village , vous
favez fi votre fils , fi votre époux
vous. adorent déjà. Je ne vous pro-
mets rien , interrompit vivement
Amélie en embraflant fon mari , je
ne vous .promets tien , mais vous
«errez;
}6y
Dès le moment même elle fut
quitter des vetemens , qui , fans 1*
parer davantage , fervoient à la faire
diftinguer des autres femmes du Vil-
lage. Elle prit un fimple corfet 9 un
fablier blanc , une coëffure fans fon-
langes ; & dans cet habillement plus
convenable à Tépoufe d'AUard , elle
(ut trouver fa voifine. Etonnée de re-
cevoir une vifite d'Amélie & de la voir
fous ces champêtres habits , la bonne
Toxnettfi ne peut, s empêcher de mar-
quer ù furprife. Eh bon dieu ! lui dit-
elle , c'eft vous qui venez naife com-
me nous autres pay.fannes , qui ve-
nez dans, la pmi on d'un pauvre La-
boureuivMan j&ari,lui répondit Amé-
lie , - m!a fait ouvrir -les yeux. Ses
foins , fa bonté*, fa tendreffe ont fait
«aître .dans. mon ame Ja. reconnoif-
iance &c l'amour ; le fentiment y s
/appelle la, raifem ; je rougis à pré-
sent vd'une conduite, qui œe ftifcit
i6S
détefter ; je hais mon orgueil , ma
fotte vanité ; je veux jouir de ces
biens qu'Allard aflure que Pon goûtç
mieux au Village que par-tourjailleurs.
le veux être aimée ; je vous demande
votre amitié , pourfuivit Amélie ,
je vous offre la mienne 9 &c je vous
aurai la plus grande obligation fi vous
i'aci eptés. Sonne , gaie * vive, fran-
che , Toinette reçut avec plaifir les
avances d'Amélie. Bientôt la con-
Varice s'établit entr'elies. Leur con-
verfation s anima & devint intéref-
fante. Toinette parla de fon ménage,
de fon mari , de fe$ enfans , du bon»
-heur des familles unies , de Ja fatis*
•faâion qu'on éprouve quand on vit
bien avec Ces vohins, de celle qu'on
trouve quand on les, oblige & quand
on reçoit d'eux des fervices qui prou-
vent qu'on en eft aimé. Elle mettoit
dans fes difcours tant de chaleur,
tant d'énergie ; qu'Amélie fut émue
&
& attendrie. Elle fentît cette ïmpref.
Son vive que fait naître le récit des
chofes honnêtes,& le tableau de cette
vie douce qu'on ne trouve qu'au feii*
de la tranquillité & delà vertu. Quoi !
s'écria- 1- elle , j'ai pu vivre ii prè$
du bonheur,& ne pas le goûter 1 1l *
fui la mdifon d'Allàrd depuis que f y
fuis entrée. O mon amie ! ô ma chère
Toinette! aidez-moi à Py ramener,
Tdinette , pour tout avis , lui con-
' feilla de renoncer à la gloire ; d'écou-
ter fon tfeèur , de chérir Ton mari f
d'akner fon. enfant , de s^oçcuper
gaiement comme elle des foins de
fon ménage & de fe faire des amies
avec qdi elle pût s'entretenir libre-
ment de (es plaifin & de fes peines.
Avant de la ^quitter , Amélie la re-
mercia , l'embraffa tendrement & la
pria de venir pafîer Paprès vêpres
chez-dte,
' Le premier pas & le plus difficile,
H
'
170
forfqu'on veut revenir au bien , c*eft
de furmonter cette mauvaife honte
•
fcjui fi fouvent empêche de changer
de conduite. Amélie avoit du cou-
rage dans l'ame ; elle ne craignok
J>as de paroître fe démentir , parce-
qu'elle étoit bien sûre quelle ne fe
démentiroit plus* Elle fut à l'Eglife
avec un maintien modefte , «nais a£-
furé ; en fortant 9 *elle prît affez fur
elle-même pour faire des^vances aux
femmes qu'elle «avoit le plus dédain
gnées. Elle rencontra la mère de Lu-
cie, elle rougit, & laifla paroître le
regret qu'elle fentoit de l'avoir of-
fenfée.
Les habitans du Village , forpris
de la fimpliché des vetemens d'Amé-
lie , plus étonnés encore de fon air
affable , ne favoient à quoi attribuer
un changement pareil. Ils aimoieat
tous Allard , ils furent tous en han-
tés & coururent le féliciter. Son cœur
Mgçbit dans la joïc ; il la goûtrft
pour la première fois dans toute fa
vivacité , dans toute fa pureté. EH$
hii prêta des ailes pour retourner
chez lui, Tly trouva Amélie ferrant
fcn fils contre fon fein. Il les niit
tous deux entre Ces bras, & refta
fans cette douce attitude jufqu'à oé
que Toinehe vînt Fy furprendr*
Dans le raviflement d*un pareil fpec-
taclê, eiïe r frappa des fnâins , fauta
dans la chambre , les embrafla tour*
4-tour Se courut ,.' emportée par lé
lèntîment r raconter dans tout le
Village ce dont elle avoit été témoin,
C'eft une noce , mes enfans , <^ue je
Vous annonce / dit-eÙè aux garçon?
& aux jeunes filles ; allez chërcher.les
aut-bois & les mufettes * nous dan-
ferons. Moi,je vais vous faire prépa-
rer à fouper : elle revole chez elle f
enlevé toutes les provifions qui s'y
trouvent, les porté chez; Amélie l
H u
Uii confie fon projet; Amélie l'ap-
plaudît avec tranfport. Allard, Bazilé
& les deux femmes te mettent à l'ou-
vrage. Le feu s'allume \ 9 les broches
tournent., & bientôt le fouper ett
prêt* Chacun apporte, des tables , des
bancs , des chaifes. J-e Curé envoyé
fes meubles £c fon vin ; il vint lui-
même préfider à la fête ; non pas
pour en gêner la liberté ,,pais pour
en partager le plaifir. M. £errnain
avoit déjà béni la table ; on étoiç
prêt à s'affeoir 9 iorfqu'ÂUard s'ap*
perçut que Lucie & fp famille man-*
quoient au féftitu Les démarches honr
nêtes ne vous coûtant plus rien dit-il
3 fa femme , allez chercher des gens
qui nous ont aimés , que nous avon$
offenfés , & qui peut-être voudront
bien encore fe rapprocher de nous,
£11q ferra la main de Ton mari 5 & s'en
alla avec Toinette & fon fils chez le?
jpareas 4e J-ucie. JD'abord $llg eut
*7l
h peine à les vaincre ; mais Bazife
à leur» genoux & Toinette les entraî-
nant , les décidèrent à venir; Àllard
les vit arriver avec reconnofflance &
leur prëfericé augmenta fon conten-
tement. Lucie n'avoit jamais été fi
belle ; fon fein étoit agité & la timi-
dité colorait ifes joues de mêfnes ro-
fes que le plaSfii' répandoit fur celle^
de Batilë. Tous w les yeux fe tour-
noient (iir ce cotiple charmant , tous
les cœurs défiroient de le voir bien*
tôt uni.
Amélie aidée de fon époux ; fai-
fort les honneurs de Tafête avec ces
grâces qa* la gaieté feulé ' paît 'don-
ner. Elle renaiffoit à la nature,& sV
bandonnoit avec délices aux fenti-
mens qu'elle infpire , quand, pour en
augmenter les charmes,fon frère pa«
rôt au milieu * de l'affeoTblée.' Ce
qu'elle defiroit le plus % c'étoit de
Pavoir pour témoin de fon bonheur j
Hiij
' 174
ce qu'il fouhaitoit le plus lui-même „
c'étok de la favoir heureufe ; mais
, ... » •• • • • • ' •
il crpjfok la connaître trop pour
pouvoir l'efpérer^ Pans f<>n r*viffe«[
snentilmultiplioitles questions. Ame-
lie ne voulut pas fatisfaire elle-même
fa çuriofué ; elle le fit placer à coté,
de M. Germain qu'elle* chargea de
l'inftruire. Le digne. Pafteur lui ra^
conta Thifloire desdeux époux ;â
lui parla avec admiration , avec en*
thoufiafme de la conduite d'Allard 4
il donna les plus vifs éloges au retour
d'Amélie ; il s'exprimoit avec cette
chaleur , cette rapidité » cette éner-
gie qui caraâérifent les difcours de
l'homme de bien , . lorfqu'il s'aban-
donne au plaifir de louer la vertu.
D'Ormond Kécoutoit avec attention
& avec reconnoiffance ; fon cœur
alloit au devant des paroles du ref-
peôable Curé. Ses yeux cherchoient
ceux de fa fœur,& lui peignoient fe&
traafports*
Le fonper fini , les f mofettes fe
firent entendre. Allard o^ fonepôufç
ouvrirent le bal champêtre, Amélie
fut prendre énfuile le pçre de Lucie ;
ce fut avec les marques d'une véri-
table amitié qu'ils s'émbrafîerent* Lu-
cie remplaça Amélie ; te choix de fou
père auroit paru bizarre fi Ton n'en
eût pas pénétré le motif. En embraf-
fant fa fille , avec cette complaifance
qu'un tendre père ne diffimule point,
il lui dit de prendre Bazilé. Elle trem-
bla en allant à lui ;Famour^ le plaifir t
la pudeur agitôïent tous Tes fens. Ba-
ille trembloit auffi en ta. voyant ve-
nir ; fon cœur ému palpitoit de joie
& d'amour. Tous les regards fe fixè-
rent fur eux : d'Ormond jouit^pour la
première fois de fa vie , du fpeftacle
le plus doux que la nature puiffe of-
frir , celui de deux amans qui joi-
gnent à la jeuneffe & aux grâces naï-
ves y cette aiiîiable candeur plustou*
Hiv
ij6
fcfianfe que la beauté même. Leur
danfe finie , les jeunes Villageois en
formèrent de nouvelles ; la féréniié
Brilloir fur leurs fronts » le con-
tentement animoit leurs fauts. Cet oit
ainfî , dans la jeunefle du monde f
que l'homme s'égayoit au fein de l'in-
nocence , & célébroit par des fêtes
ruftiques tk "par des danfes,les aâions
agréables à la Divinité. Les premiers
rayons de l'aurore firent cefler le bal j
chacun alla reprendre fon travail y
emportant avec foi cette impreflion
douce qu'on conferve encore après
avoir goûté des piaifirs purs & vrais*
Enchanté de tout ce qui s'étoit
patte fous fes yeux , pénétré d'un
tendre refpett pour le caraâere d'At
lard , d'admiration & d'amitié pour
fa foeur , fe fentant de l'inclination
pour fon jeune neveu , d'Ormond
réfolut de paffer fes jours parmi des
gens qui ne pouvoient manquer do
*77
e tendre heureux. Il étoît las de b
vie errante qu'il menoit depuis long*
tems. La fociété dans laquelle il avoit
été forcé de vivre , ne convenoit
point à fa façon de penfer. Philofophe
dans un état où Ton n'eft gueres oc-
cupé que de très petits détails , où
Ton ne dort que pour éviter l'ennui,
où te bruit & le tumulte font pris
pour de la gaieté ; dans un état en*
fin , où l'homme qui penfe eft tou-
jours regardé comme un être extraor-
dinaire & bizarre , il foupïroit après
Finftarrt de pouvoir rompre des chaî-
nes dont il fe fentoit accablé ; mais
Fextrême modicité de fa fortune ne
lui avoit. pas permis jufqu'alors de fe
livrer à fon goût pour l'indépendance
& pour la tranquillité. Dans la mai-
fon d'Âllard , il fentit que trop peu
fiche pour le luxe^L Vétoït affez pour
le bonheur : il réfolut de s r y fixer»
On fembloit y goûter les charmes
Bv
i «
I7&
d'une exiftence nouvelle & plus dou-
ce. La concorde y avoit ramené la
confiance Se la riante familiarité.
Heureux enfin Tun par l'autre , Al'
lard & Amélie ne s'occupoient plus
que du bonheur de Bazile. Lucie , la
charmante Lucie pouvoit feule l'affo-
rer. M. Germain , le père , l'ami de
tous fes paroifliens , fut chargé dé
faire de nouvelles démarches pour
l'obtenir ; il n'eut pas de peine à
réuffir. Les confeils de rhonnête-
homme ont fur les âmes fimples &
vertueufes toute la force des Ioix.
Tout fat bientôt arrangé entre les
parens. Ils defiroient avec la même
ardeur la félicité de leurs enfans, &
ce fat avec un empreflement égal
qu'ils les conduisent aux pieds des
autels, Bazile & Lucie s'y jurèrent
un amour éternel ; leur ferment leur
coûta peu , ils fe promettoient d'être
éternellement heureux»
Lucie en entrant dans fa famille
4'AUard , en augmenta le bonheur ;
Amélie & ion époux ta regardoient
comme un préfent dont le Ciel avoit
voulu récompenfer leur vertu. D'Or*
mond lui trouvoit un caradere doux ,
aimable y gai , fenfible , égal , dont
fon imagination lui avoit bien tracé
le modèle , mais qu'il ne croyoit pas
tlans la nature. Bazile. . • Il connoif-
foit encore mieux fon prix , il étoit
fon époux»
Le bon Àltard , philosophe à fa
manière , 6c peut-être de la façon la
plus sûre , puifqu'il fuîvoit en même
tems les leçons de l'expérience & les
. infpirations de la nature , en joutffant
du préfent , penfoit a l'avenir ; H
connoiffoit la foibleffe humaine^ fa*
voit que même au fein du bonheur •
Famé n'eft pas exempte des dégoûts.
Il communiqua les idées à cTOrmond,
6c de concert ils s'occupèrent des
Hvj
iSo
moyens de les prévenir. En multi-
pliant les occupations ,. fans pourtant
les rendre fatiguantes,enJes tournant
fur des objets agréables & utiles *
ils les changèrent toutes en plaifirs..
Né peu. riche, mais n'ayant jamais
eu que ces goûts refpeâables qui ne
ruinent point r L'amour des lettres &c
la libéralité , d'Ormond avoit con-
fervé en entier la. fomme modique
dont il avoit hérité de fon. père ; il
n'a voit que vingt mille francs ;. mais
iLétoit vraiment fage. Cette foible
fomme lui parut non-feuleument fuf-
fifante pour fournir à tes befoins >.
mais encore pour augmenter l'ai&nce-
des vertueux amis que fon cœur avoit
adoptés. Il en confacra une partie à
l'acquifition d'une maifoa riante ,
fituée fur le penchant d'un coteau ;
I e refte fut employé à acheter les
terres qui l'environnoient.
Il forma fon établiffement d'après
S
fes principes de ce philôfophe, 6<&
pable de faire des profélytes à la na-
rure,fi nous avions le courage d'être
véritablement heureux. Il trouvoit
dans fa nièce le naturel honnête &
&imaru de Julie II ne lui.manquoit\
que fon éducation»& fes lettres pou-
voient y fuppléer. Il les mit entre les.
mains de Lucie , qui crut y recon-
iioître une partie des chofes qu'elle:
avoit déjà vaguement penfées , fans,
avoir pu parfaitement les dévelop-
per. Son livre devint fon tréfor-
Après avoir rempli les devoirs de la
religion, elle s'enfermoit les diman-
ches avec lui ; elle s-'attachoit furtout
à étudier la conduite de Julie dans
l'intérieur de fon ménage. Elle adop*
toit tout ce qui pouvoit convenir à
fa fituation , & quittait fa leâure ,
aon pas avec plus de tendreffe pour
fes^parens^ mais avec une intelligence
\
plus éclairée, & de nouveaux tnoyew
pour leur plaire.
D'Ormond avoit rendu fe cham-
pêtre habitation attffi commode que
fitnple La vue en étoit charmante ^
des prairie$,où un ruiffeau bordé de
feules , faifoit mille détours , de»
champs couvert» de bled» magnifi-
ques , & des verger» dont les arbre»
plioient fous les fruits , environ-
noient cette agréable demeure. Le
jour qu'il en prit poffeflion fut u»
jour de fête ; maïs une fête donnée
par d'Ormond , & dont Lucie faifoit
les apprêts , ne pouvoit être , ni tu-
multueuse , ni brillante. La douce
gaieté , les grâces ingénues & la fim-
plicité champêtre en faifoient 'tout
l'agrément , & tes productions de là
nature , toute la magnificence. Seule
dans la confidence de fon oncle , Lu-
cie avoit fait fes préparatifs dans le
i8j
plus grand fecret , & avec cette déB*
catefle dégoût qui fé rencontré dans
tous les états,& que perfectionne Feifr
vie de plaire.
Allard & Bazile revenoient de leur
travail» La chaleur avoit été vive, &
ils fembloient avoir befoin de pren-
dre de la nourriture & du repos ^
lorfque d'Ormond leur propofa dal-
ler jouir de la fraîcheur du foir fur lé
penchant du coteau Amélie,qui avoit
appris à fentir le prix des attentions
& des foins, s'oppofoit à cette pro-
menade ; Allard , qui fentoit encore
mieux la néceflité delà complaifance,
céda avec . un air fatisfait au defir de
d'Ormond. Quelle fut Feur furprife^
lorfqu'arrivés à la porte d f un jardin f%
dont ils ne connoiflbient pas*encore
le maître , ils la virent s'ouvrir , &
reconnurent Lucie , qui proprement
vêtue , un gros bouquet de rofes à
fon côté , & des fleurs dans fes che-
Veux ; yenoit à eux avec emprefle-
ment. Elle ne leur donna pas le tems
de parler. Elle prit Allard d'une main >
Amélie de Fautre,& les conduifit fous
un berceau de cerifiers, Bazile fuivoit
en fîlence ; d'Ormond jouiflbit de
leur étonnement & de leur plài&v
Ils trouvèrent (bus le berceau une
table proprement fervie ;. elle étoit
couverte de légumes excellens, ap-
prêtés par Lucie % du laitage , d'œufs
frais & des meilleurs fruits de la fai-
fon. Des bâties de gazon fervoïent de
fieges y Te feuillage légèrement agité
par te vent du nord étoit entrelacé
de fleurs , & les oifeaux qui fe raf-
femblent au coucher du foleil , fai-
ibient entendre leur douce mélodie.
La fraîcheur & la beauté du foir , le
chant du chardonneret & de la fau-
vette , le murmure d'une fontaine y
le parfum des fleurs , & furtoqt le
ftntiment de tendreffe & de fatis?
/
faâioi* qui pénétrait les convives,"
faïfoit. régner parmi eux ur> filence
délicieux. Le cœur du boa Allarcj
palpitoit de joie r & fesyeux nagpient
dans les fermes. Amélie regardait
tour-à tour avec attendrifiement fou
époux 9 fon fils , foi* frère , & fa
fille» Le vifage de Bazile exprimoit la
reconnoiffanceSc l'amour. Celui de
Lucie ,étoit encore embelli parades
grâces nouvelles & par la gaieté»
P'Qrmond fentoit qu'il comment
çoit feulement à vivre. Lucie & lut
rompirent enfin le filence ; ils chanf
ter en t enfembfe Tes charmes de Ta*
mour , les douceurs de Pamitié , le£
plai&rs de la vie innocente & tran-
quille. D'Ormond avoit une voix
agréable & flexible ; le fentiment
avoit di&é fes chanfons. Lucie n'ai*
voit eu de maître que la nature %
mais fon organe étoit enchanteur
Leurs foos raifonnerent juf qu'au fond
«les âmes > & en augmentèrent le ra-
viffement. Il redoubla encore , lorf-
tju'après te fcuper , cFOrmond con-
duifit Tes pareil dans des chambrei
charmantes par leurs propretés , &
leur annonça qu'ils étaient chez eufr*
En vain auroient-ils voulu lui répon-
dre ; Us ne purent que le ferrer avec
tranfport dans leurs bras»
■ Trop animés r trop contens pour
pouvoir fe livrer au fommeil , Al*
lard & Amélie payèrent la nuit à
s'entretenir de leur bonheur. Votre
frere,dîfoit Àllard , eft un ange en*
voyé du Ciel pour mettre le comble
2 notre félicité* Je ne defirois plus
rien , répondoit Amélie , puifque j'a-
vois recouvré ton cœur ; mais mo»
<rere,en rendant notre vie plus agréa-
ble par fa préfence , & plus aifée
par Tes bienfaits , me délivre de la
crainte de te voir fouffrir dans tes
vieux jours. Sa converfation amufer»
7
tes loifirs & notre travail fournira à
tes beioins. Heureufement il ne^nous
a pas rendus afler riches pour que
nous puiffions nous y fouftraîre > &C
nos enfans ne languiront pas dans Toi-
fiveté.*. Tandis qu'ils s'entretenoient
ainfi , plus heureux encore , Bazile
& Lucie s*abandonnoient aux tranfr
ports de, l'amour', & d'Ormond fa*
vouroit cette volupté pure qui r£
compenfe toujours les avions de
lWme fenfible & généreux.
Dès que le jour parut il conduit
AHard & fon fils dans toutesles pari
tîes de leurs Domaines. Voilà , dît-
il au jeune-homme , ce que vos foins
doivent faire valoir ; ces terres cul*
tivces par des mains vertneufes &
roi uftes fuffiront à l'entretien de vôi
tre famille aux befoins du pauvre ,
& vous fourniront les moyens dé
raflembler fou vent chez nous nos
véritables amis. De retour à la mai*
• . m
Ion cPOrmond fit voir à Bazïîe dfe*
attelages, de bœufs vigoureux , Se
tous les iniïrumens néceffâïres à l'a-
griculture. NL 'Germain lui avoit
trouvé des dômettiques fort* & fa-
ges ; il les préfenta à leur nouveau
maître , & leur dit que dès lé lende-
main il lés cohdiûrpk lui-même au
travail. Lucie fijt chargee.de Tinté-
rieur du ménage ; Allard Se fa fem*
me en eurent lmfpedion générale»
Dès le premier jour ils montèrent
les chofes au ton fur lequel elles
devoiegt toujours fubfîfter. Ils înfpi-
roîent l'apour du travail par Tes louan-
ges qu'ils lui accordoient , la fidélité
par la confiance , le zèle par la bonté»
Bazile , devenu plus gai , parce
qu'il avoit enfin appris i connoître
le bonheur de fon état , anitnoit les
ouvrages champêtres par des chants ,
par des propos joyeux , Se par un
air fatisfaitr Cetoit avec plaifir qu'os
/
••■•' -r .\:t -.**»" .. '
«ftolt 'dés le grand matin avec îifî fis
livrer aux travaux les plu* pénibles.
*Qn riçit en fe fatiguant , mais 1?
joie diminuoit la fatigue. Quand le
foieil dew.noii trop ardent f ; 4 ôtf
yoyoit arriver un dîner abondant que 1
|Kiçiç & les filles qui rapportaient ,'
•venaient partager .avec Bazile &fe?
ouvriers. On s'établiflbit fur le gazon,
à l'ombre d'un [hêtre , on mangeort
comme on avoit travaillé ; jpp trou*
voit au fond des bouteilles du cou-
rage pour le refte de la journée. Le
iqir un bon foup.er Se plus encore
*in air content fervoient de rqcom*
penfe. Bazile paffoit alternativement
^es bras d'Amélie dans ceux de' fod
p/ere ; Lucie Fen retirait pour lé
-fermer dans le* fiens. d^Qraiond trbjî
fage , trop éclairé pour méprifer la
<pnverfation ' de? bons Villageois p
les amufoit pendant la veillée , ea
£ur racontant des hiftoires fingufeé
Tes & inftruftives ; Couvent il applau»
diffoit aux réflexions ,que fes récits
faifoient naître ; d'autrefois il s'occu-
poit avec eux de ces jeux que le bel.
efprit gâte ou dédaigne, mais que l'ai-
mable innocence chérit. On remar-
quoit qu'il n'étoit point fâché Iprfq^t
le juge ordonnoit à la jeune payfann?
fraîche & timide de l'embrafler pour
racheter fon gage. Les dimanches &
les fêtes étoient entièrement confa-
créçà la piété & aux amufemens.
Ces jours- là la famille # toujours raf-
iemblée,augmentoit (es plai£rs en ks
Variant. Tçntôterçtourant d'Ormond^
Selle écoutait ^vec attention la leâure
'qifUlui^^itd'ua^tv^iWtéreflTans;
Lp %e AUard '., . faiepime , plus inf*
% rwte qu'ont Vsûm Vij|a$e }> Lui
çie éclairée par la nouvelle Héloïfe %
& plus encore paf fon ame fenfible».
Bazile éjev4 par fon. père , formé
* * * * - •
par fon çncle ,;,&, perfeûionog .par
*9*
ILucîe , n^uroient pas entendu pat
çiemipent les pifcufes abfurdioés de, la
légende , ou tes récits est* avagans
Je quelques romans barbares. d'Or-
jnond avoit raffemblé pour eux ces
ouvrages fi m pies & fuWirnes , qui »
.peignant la nature & la vertu d'après
«lies- mêmes, les font aimer vive*
nient , parce qu'ils eu tracent un port-
erait fidèle ,; Cette Sara Th***. *
iurtout que l'Angleterre envie fans
doute * mais que la France a eu
l'honneur de produire > faifoit leurs
tdélicjes. A leur leûure fuccédoient
* Conte moral qui parât en 17*7 • Le
(grand nombre d'éditions qui en lurent fai-
tes & enlevées furie champ , fait plus d'hoiv-
near à la Nation qu'à V Auteur même , &
«l'annonce pas laeccadan.ee du goût chez le?
Lecteurs.
On le. trouve à la page 214. du premier
Tolume de ce Recueil
*9*
Ibuvent ; 3es danfes fons formera ;
auxquelles Allard , fa femme , $Or~
mond & M. Germain lui-même pré-
voient : d'autrefois Lucie donnoit
.après vêpres des coHations à fes
.compagnes. Pour les rendre plus
gaïes, Bazile y invitoit auffi fes amis.
jLa préfence de ces refpeôables pa-
rents , fans gêner la liberté,y main-
tenoit Ja décence. Ils favorifoient les
tendres amans qui afpirorent au bon-
heur d'être époux ; mais ceux qui
n'en cherchoient que les plaifirs ,
/ans vouloir en porter lp nom refpee-
table, étaient pour jamais 4>annis
d'une fociété pu Je contentement
étoit toujours accompagné de la ver-
tu. Les jours de fête 9 un fouper
plus abondant & plus recherché qu'à
l!ordinaire , étoit offert par Lucie à
M. Germain , à M. Chablais & à
Toinette. Ils étoient les bienfaiteurs
ide l'heureufe famille 9 <H étoit jufté
qu'ils
qttâk partageaient quelquefois foa
bonheur.
Bazile guidé par foïi père , voy oit
(es travaux récompenfés par Fabon«>
dance. Ses champs mieux cultivés *
étoient ies jpltis féconds du Village ,
fcs vignes produifoient le meilleur
vin > fes troupeaux multiplioient
davantage^ fes arbres étoient pres-
que toujours chargés de fruits. Tout
profpéroit entre fç$ mains, ; fansja
généfofité;qui l'en garantiflp \t l9 il'jfa
férok bientôt vu dans la, riçheffe|
mais le pauvre ayoit fiir fon coçur des
droits îhconteftables & facrés j le tiers
de fcs récoltes lui étoit afluré; un
autre fervoit à J^ntretjep du ménage
&Ie troiûéme fijffifpk pour payer
les impôts ,.fpow fournir aux dépen T
(es extraordinaires & pour procurer
dés fonds à fa bienfaisance. Bazile fe
(çryit de, ces deniers pour faire une
iotk la jeune Agathe que fon ami
i
194
Marcel aihioît^ CommiAki -< pttmc
aimoit Lucie. '
Alla'rd & fy femilte; ccrâtoient ainfi
dans le fein de l'innocence & de l'a-
mitié , des jours vertueux &c .tran-
quilles; Leur taaifcrt étodt l'aiile de
la paix & de la gâi*té;ils y trouvoient
les fetours d'utfe bienveillance .réci-
proque , les exemples de l'honnêteté
& toujours le fourire de la tendrefle.
Allard jôuifloit de fon ouvrage ; c'é-
tait lui , qui par fa modération , par
fa- douceur, par 'fa patience , avoit
porté la lumière dans le cœur d'Ame-»
lie. En la forçant à la reconnoiffance ,
il l'avoit ramenée au devoir , au bon-
heur.- Amélie: ' n'-âvôit d'autres peines
que celles que lui cbufoit la crainte
de perdre tfop-fot uft ami refpeâai
blé , un époux adoré. Batïle, dans la
force de l'âge , fils fenfible & chéri ,
mari tendre de Lucie, vivoit pour
le fentimtent & ^our Paméuh Lucie
•• s.
trouvoit la fatisfaâion dans ta foiitt
qu'elle rendoit à fes parens , dans
leurs carefles & dans les yeux de Ton
époux. Elle ne regardoit jamais fou
cher BazÙe fans fe rappeller avec
tranfport , avec reconnoiffance ,
qu'il avoit ouvert fon ame à la vive
impreflïon du plaifir. D'Ormond feii»
toir qu'il avoit enfin trouvé le genre
de vie le plus. convenable à fon carac-
tère ; l'âge d'or renaiflbit pour lui. Si
cet âge peut encore exiftèr,c'eft pour
l'homme bienfaifant & fenfible qui
coule fes jours fous un toit ruftique,
parmi des cultivateurs honnêtes ,
vertueux , reconnoiflans r & dans
l'heureux accord de l'amitié , de l'a^
snour & de l'innocence.
Le Ciel devoir à Bazile & à Lucie
des enfans qui marchaient fur leurs
traces. Il écouta les vœux de la na-
ture ; Allard eut la fatisfaâion de
prefler fes petits enfans contre Ion
fein. I i)
*9$
. A M INTAS,
IDYLLE imitée de Gejfner,
jLt A terre fort 4e fon filence •
: ft fourit avec joie aux premiers feux du joar,
.la tnufique des airs annonce leur retour ;
Partout j'entens la voix de (a reconnoiflance,
Je Vais fur ce bâton, appui de mes vieux ans,
Me traîner hors de ma chaumière ,
£t parcourir des yeux les charmes renaiflaos
Qu'étale à fon réveil la tranquille lumière
Que la nature eft belle !& que cet air eft P ar!
Un jour doux fe répand fur l'horifon obfcar i
Les légères vapeurs que fbn reflet colore,
Couvrent le fommet des coteaux,
Et l'eau bleuâtre des miffêaux,
qui femble au loin fiimer dans l'aube «*
encore,
Qu'avec plaiûr li-bas je porte mes regards*
^ospafteurs imtineux ouvrent la berger *
Et déjà dans la plaine épar?
V
197
Leurs troupeaux en bêlant pahTent l'herbe
fleurie.
Qn'autotir de mon foyer , tout eu grandi
touc eft beau I
Quel éclat jette la rofee ,
Qu'au front des arbrifleaux la nuit a dépo-
se !
Que les Prés font couverts d'un lumineux
réfeau!-
De mes premiers defîrs je fens naftre l'y-
Vrefle. • *
O matin ! ton afpeéfc fait palpiter mon cœur.
Je m'échauffe aux rayons de ce feu créateur $
Et ma défaillante vièillefle
Kefpîre avec ce frais le fodffle du bonheur,
Grâce te foit rendue , 6 Dieu confervateur ,
Toi dont j'ai fi longtems éprouvé la clé*
mence !
Deux fois quarante hyvers ont fuivi ml
naiflance.
Ce long âge a palTé comme un jour de
printems.
Quand je parcours l'efpace immenfe
ui m'offre dans un point l'aurore de mes
ans,
iiij
Ïf9
Que ce tableau m'émeut 1 dans quels fivUTe-
mens
Je me rappelle encor leur douce jooiffance f
D'un air contagieux , mes troupeaux,ni mes
champs
N'éprouvèrent jamais la funefte influence*
Jamais de mon réduit n'approcha l'indi-
gence.
Si le malheur m'a vifîté ,
Si quelquefois mes jeux ont répandu des
larmes ,
Aux jours de la félicité
Ces orages légers prêtaient de nouveaux
charmes.
Hélas ! (bus un Ciel pur » au bord de mes
ruitfèaux,
J'ai vu couler fes jours comme coulent leurs
eaux ,
Je les ai vus fuivis de paifîbles ténèbres >
Du fpmmeil bienfaifant fcfpendait m»
travaux ,
It jamais le fouci , pour troubler mon ra-
pos,
N'agita fes ailes funèbres*
Mon cocu? dans fes luftres nombre»
199
Ne compte aucun inftant perdu pour h
J'eus des amis \ je fis quelquefois des heu-
l'aimMs $ j£ connus .cette volupté pure
Qui naît du doux accord d'un couple ver-
tueux,
O rems , dont tout encor me rf trace l'image:
Riant ,0^9 q de.n|pn printem^ l
Qu'avec plaifïr je t'enviûge i
XQf%ie,:fu*me.sgçn£gx Reportais mes ep-
fans $
Qu'en" tne livrant comme eux aux jeux de
leur jeune âge
. Je me fejitaifc fermer 4ç leurs, jbras umocens ,
Que je goûtais alors un bonheur (ans nuage !
. En vpyafrt; ^élever ces? tenues arbjifleaux,,
Aies veux de l'avenir pénétraient la nuit
fombre.
Je difois : ils croîtront , leurs utiles ra-
meaux, '
Me prêteront anjduf 'fazïledè ïeur om*-
bre.
l'ai joui , grâce au Ciel, du fruit de mes tva*
vaux ,
Iiv
100
Et j'ai va le fuccis paffcr mon efpérance ,
En rappellanc les foins que j*eus de votre
enfance ,
© mes fils ! béniffezla cendredë mes os»
Si )é ne pais du moins vous laitier l'aboii-
dance ,
Je vous ait fait des cœurs à l'épreuve des
maux.
Quel homme cftiri-bas exempt de leurs
afiàuts?
Pour h première fdfe quand je connus k
peine ,
Ce fut , 6 ma Zétis , ce jour , où fur mon
fèin,
Ton ame s'échappa comme une douce ha-
leine y
'Ou le froid du trépas glaça ra {bible main»
Que tu tentois encor d'attacher à la mienne.
O ma tendre moitié 2 combien de triftes
nuits ,
Ce fouvenir amer m'a faitpafler depuis !
Mais le tems des regrets tarit enfin la (burec.
Douze fois la faifon des fleurs
▲u gazon de ta tombe a mêlé fes couleurs »
iot
£t rinftant n'eft pas loiii ou doit finir ma
courfe $
J'ai , de ce terme heureux, de sûrs preflenti-
mens.
Te veux fur la colline pà repofe ta cendre , .
Ce foir aflembler mes enfans.
Toi, qui me fis l'objet de tes bienfaits conf-
tans ,
Four la dernière fois daigne encor les. ré-
pandre!
Q Dieu ! fais-moi mourir dans leurs cm*
braflèmens.
ÏY
SOS
«**•
LE TEMPLE
DE LA MORT y
HISTOIRE PERSANNE. .
Traduite dz l' Arabe,
i Hamar, Roi de Perfe , monté
fur le Trône par fon courage , doué
de grandes qualités , mais d\in ca-
raftere dur & féroce , exerçoit avec
orgueil un defpotifme violent fur fes
fujets ; il appefantiffoit fon fceptre
d'airain fur fes Tributaires ; il brifoit
h tête des Grands ( autrefois fes ri-
vaux ) comme des vafes d'argile ;
abattus & fournis , ils n'ofoient mê-
me murmurer dans la pouffiere. Ce
Tyran mettoit fa grandeur & fa
gloire à être l'effroi du monde ; il
penfoit que la crainte arrachoit plus
d'hommages que l'amour- ; l'altîere
domination étjoit le dieu de fon cœur.
Redoutable à fes voifins . terrible à
fon peuple , implacable envers fes
ennemis , étranger à fes propre fils ,
cruel ^nfin^ & voulant pafler pour
un Monarque équitable , l'Empire
^émHToit fous l'afcendant du puiflant
.génie de fon Souverain. Thamar , il
eft vrai , maintenoit fon autorité
.par la pénétration & la fouplefle de
fapolitiqjie. Son œil toujours ouvert
;& toujours a&if .penjoit les plus ob-
fcurs .complots , découvroit les en-
treprifes.de fes voifins les plusfq-
crettes & les plus cachées ; enfin c'é-
tpjt un héros , fi ce nom peut ap*
ipartenfr. à ^n,Jyran, Faxnçvix dans
.f^rt des combats, guerrier infatigua-
.ble , cl^ef habile , il conduifoit lui-
même fes foldats , & leur donnoit
l'exemple de la valeur. La guerre
.a voit {les charmes pour ce génie
Ivj
. . . *<H
barbare : le tour d'une bataillé fan*
glantc étoit à la fois une fête & un
triomphe pour lui: Il refpiroit le car-
nage , le cimeterre brHloit comme
Téclair dans fes mains , il combat-
toit , il terraffoit fes ennemis 9 & fou-
loit aux pieds des bataillons jufques-
là invincibles. Alors des plaines inon-
dées de fang & couvertes de moit-
rans qui jettoient des cris plaintifs ,
& les trophées de la viâoire éle-
vés ftff des monceaux de cadavres,
'étaient le plus doux fpeâacle qui
pût frapper fes regards. Conquérant,
♦il rendoit le calme a fes Etats ; ils
étoient , il faut le dire r bien gouver-
nés ; mais la crainte y regnoit , une
' trifte léthargie occupait , ' ou plutôt
abrutiffoit les efprits ; (es fa jets pri-
vés de vertus , en proie à la terreur,
ne voyoient que Topprefleur formi-
dable qui tonnoit fur leur tête. Plies
& déjà accoutumés au frein de l'cf-
•âàvagells ne fentoient pas même U
péfanteur de leurs chaînes.
THamar avoit deuxfils,il les éloi-
gna dès l'enfance ; jugeant des autres
par lui-même , il craïgnoît que Faf-
peâ du Trône n'allumât dans leur
- cœur la foif d'un parricide ; il les re-
mit entre les mains de Firnaz.
Firnaz ( chofe étonnante dans une
pareille Cour ) étoit un homme ver-
tueux,un fage inftruit ; Thamar, qui
•fe connbiflbit en hommes , fe rétoit
attaché par te nœud des bienfaits de
le combloitde faveurs,& Firnaz, fou-
rnis à la néceflité , gémiffoit r mais
fervoit te Souverain établi par la
main de celui qui fait les Rois de la
* terre. Ce tyran û intrépide dans les
combats , c'eft- à-dire , dans un mo-
ment ou la foif de l'ambition étei-
gnoit en lui tout autre fentiment,
étoit efclave à fon tour de la crainte
la plus cruelle. Il redoutoit la mort,
io6
& cet infiant fatal qui devait déchi-
rer fon diadème fur fon front & le
confondre dans la poufliere. Firnaz
connoiffoit la vertu puiflante des vé-
gétaux, & le méchanifme merveilleux
du corps humain. Ses rapports les
plus fecrets avec les élémens, les
faifons différentes &, les influences
fingplieres qu'elles exercent fur no-
tre frêle machine. Thamar chériflbit
donc un telhomme,il en avoit fait fon
-favori , il reoevoit de fa main les
contrepoifons dont il fe nourriffoit
pour affurer fes jours. Le cœur de cet
habile naturalise étoit auffi généreux
que fon efprit étoit étendu. Bon ci-
toyen r il reçut avec joie les héritiers
de la Couronne , & confacra (es der-
niers jours à. les élever dignement &
à préparer à fes concitpyens un
règne plus doux & plus heureux.
Ces enfans, abandonnés à fes foins,te
regardèrent comme un père. ; on leur
10 T
tacboït leur naiflance & leur rang i
ainfi > l'orgueil ( paffion de tous les
âges) n'entra point dans leurs cœurs.
Ces frères s'aimèrent , heureufement
ils n'avoient point hérité de leur père
fon caraâere fombre & inflexible ;
leur ame fe trouva douce & fenfibJe.
Firnaz charmé, rendoit grâce au Ciel
de l'aurore fortunée qui fourioit à
fes yeux. Ce fage habitoit depuis ce
tems une campagne {impie & magni-
fique. Il a voit une fille unique, re-
jetton précieux d'une époufe dont il
déploroit encore la perte. Elevée
avec les fils du Monarque , l'amitié
de l'enfance les réuniffoit tous trois»
Zélim, l'aîné,, conçut cependant pour
elle une paffion plus tendre 9 ce fen-
timent étoit l'amour ; dans un âge
oîi l'on s'ignore foi-même , il reffen-
toit déjà fes douces impreffions , il
ne pouvoit vivre éloigné d'Elife ; £f
tandis que fon frère s'occupait à faire
4o*
!» guerre aux animaux timides & fut
gitifs , Zélim voloit aux genoux d'E-
life ; il la comtemploit fans ceffe , &
croyoit ne la regarder jamais affe&
Le tems s'écouloit inferifiblement ;
Elife portait un cœur tendre , elle
n'était point dans L'âge de la diffimu-
lation , elle fe livra avec tranfport
au fcntiment qui enchantait fon ame ;
fon teint plus animé par la préfence
de fQgamant , étaloit les vives fleurs
dorifc 'qj^fouronne le printems % le
cœur te pïïuls^oble etôit enfermé dans
le plus beau* fèin ; fon langage était
doux , fon regard modefte , & des gra*
ces inexprimables açcompagrioiént
toutes fes aâions. J^es^deux amàiis*
venoient fe repofer fouvént dans-
un vallon délicieux ; le badinage
innocent de leur amour n*offenfoit
jamais la pudeur. Ainfi,dans l'enfance
du monde , les mortels qui s'aimoient
n'étaient point redoutables, l'un à
209
l'autre^ O . dangereux amour ! que
tes faveurs font rapides ! le char-
me dont tu nous enivres eft trom-
peur , tu finis par être cruel ; aux
douces larmes de la joie fuccedent
des plaintes ameres ; à peine tenons-
nous la coupe du bonheur qu'elle
fuit de nos mains.
•
. La beauté d'Elize étoit trop ra-
tifiante pour refter longtems igno-
rée : l'aile delà renommée porta l'é-
clat de fes attraits dans les lieux cir-
convoifins ; elle pénétra bientôt au
Trône , & jufqu'aux orpilles du Roi.
.Ce Tyran , qui .voyait déjà pâlir le
noir flambeau de fes jours , fentit ,
dans fa trifte vieilieffe , tous les feux
de l'amour fe rallumer dans fon cœur»
Il n'avoit jamais aimé ; mais fon cœur
barbare , par un contrafte étrange ,
£toit voluptueux. Tyran àe fes fem*
mes comme de fes fu jets , il les avi-
liflbit pour n'en point dépendre ; il
u m** JZ *. «*-.
créés pour fatisfaire à les defîrs. La
"fille de Firnaz lui parut une proie -af-
furée ; dans fa froide vieilleffe , il
crut retrouver,daris des attraits inno-
cens,ces premiers plaifirs dont il avoit
été idolâtre ; il fe flattait que fori
jeune cœur s'attacherait' du moins
par l'éclat du Trône Se de fa puif
fance.il volé dans la fblïljudc qui ren-
ferme Elife. Plus épris, plus tranf*
porté , il revient , il appelle à fà
Cour Firnaz. Cet homme fage Si
prudent çonnoiffoit fon Roi ,<il pref-
fentit fon malheur ;'fon cœur fe fié-
trit , fon courage s'abat , il gémit, il
implore les Dieux , & ne fait corn*
ment parer le coup qui le menace. D
paraît en tremblant devant le Trône,
Thamaf,adouciffant pour la première
fois le ton de fa voix ,lui dit : Firnaz^
» je cohnois ta fidélité ' fi longtems
h éprouvée, tu mérites d'en être ré»
*
:>
211
» compenfé ; ma reconnoiffance éga*
» lera peut être tes fervices ; j'époufe
» ta fille,& je la déclare maîtreffe de
#.mon Empire ». La chute de la fou-
dre eût été moins terrible aux yeux
de ce digne citoyen , de ce père
vertueux & fenfible ; il veut parler ,
la douleur enchaîne Tes fens , fa lan-
gue fe glace ; il veut retenir fes lar-
mes , elles s'échappent ; il prononce
enfin ces mots d'une voix entrecou-
pée. « O mon Roi ! ... je n'ai ja-
» mais conçu dcfc vœux auffi témérai*
» res . . • puiffe le ciel vous détour*
h ner du deffein de profaner le Sang
» augufte des Caliphes ! . . . » Le
Tyran lui impofa filence. Rien ne
pouvait rompre fon deffein ; il bru-
loi t de tous les feux d'un amour
prompt à tout ofer. Ainfi dans les
fables brûlans de la Libie , un lioa
furieux d'amour , fait jaillir de fes
prunelles ardentes le feu qui le dé-
211
vore ; il ouvre une gueule defféchée »
fon regard eft farouche & menaçant,
fa queue bat fes horribles flancs , il
rugit , il appelle Une compagne em-
brafée des mêmes feux.
Le jour fatal où Elife doit paroître
aux pieds du Trône arrive , la bou-
che de fon père lui annonce le fort
qui l'attend , on la conduit prefque
expirante devant le Monarque ; fon
front terrible épouvante fa timide in-
nocence ; fon caraâere dur & altier
fe peignoit fur fa fombre phifiono-
mie ; elle friffonne de crainte , une
pâleur mortelle couvre fes joues ; le
Souverain veut la raffurer , le fon de
fa voix l'effraye encore plus ; il fai-
fit fa main , elle frémit d'horrf ur,&
tombe inanimée dans les bras de fon
père. Son état,loin d'infpirer quelque
pitié à fon perfécuteur , l'enflamme
d'un feu plus violent ; fa timidité ex-
«cffi ve flatte ce defpote ; lç tende-
mai* doit allumer les flambeaux de
cethorrible hy menée, * Ah J laiffez*
» laiffez rentrer la vie dans fon cœur
» abattu , accordés à fa pudeur, à fe
» foible jeuneffe trois jours , trois
» jours feulement . . . » La fureur
étincelle dans les yeux du Tyran , il
y confient avec peine , & en frémif-
ftnt de colère... Elife rentre dans la
maifon de fon père , elle revient à
la vie par l'effet des tendres foins qu'il
lui prodigue. Mais la mort h'étoit
pas 14 tourment le plus affreux quelle
redoutait ; fon amour éclate. »C
n cher Zélim , on va m'enlevcr à
*> toi ; tu m'aimes, & je vivrais dans
h les bras de ton père ! Quelle hor-
9» reur ! Se peut-il que tu fois fon
» fils ? Ah Dieux ! c'eft trop m'acca-
» bler ». Elle fe plaint , elle s'agite ,
une fièvre ardente s'allume dans ks
veines 9 fa violence menace fes jours j
%étt*n eft ûrappi des mêmes coups f
1
*i4
le Roi frémit, & tremble de perdre
ee qu'il aime. Le fage Firnaz,dans cet
cruelles extrémités , en père coura-
geux & éclairé , déployé tout l'effort
de (on art : il s'approche de fa fille,&
voulant l'arracher, à la fois, aux fu-
rçursduTyran,& à celle de la mort,
-il lui dit d'une voix ferme & tendre :
» Prends ce breuvage ; ma main
» tremble en te l'offrant , mais il
i » t'eft néceflatre ; net'effraye point ;
: » ce breuvage va enchaîner tes fens
v» dans un fommeil femblable à celui
* » de la mort ; mais il n'eft que paffa-
» ger & nullement . dangereux ; ne
. » crains rien , ô ma<chere fille ; ton
» ii falut dépend . de ton obéiflance ;
< h un père tendre veille fur toi ; ne
► »> t'éronne .p< int,furtout au moment
, » de ton réveil, du lieu oii tu te trou- \
» veras , mon oeil vigilant ne te
. *< quittera point . . . » Elle embrafle
« ion pcre ^ elle avale. çourageufement
le breuvage falutaire ; un afloupîflc-
ment fubit s'empare d'elle. Alors JFir-
naz déchire fes vêtemens , feint une
extrême douleur , il fe hâte d'annon-
cer au Roi avec mille fanglots cette
^nort précipitée. Les cris lamentables
dq pere,pieufement impofteur,trom-
pent tout le monde , le Monarque eft
lui-même touché;la pitié ébranle cette
ame inflexible. Il foupire , il ordonne
uji deuil univerfel , il veut que le
corps de la déplorable Eljfe fpit tranf-
porié dans le féjour funèbre & facré >
où repojfoient dans un augufte iilence
les Rois & les Reines de l'Empire,
Ce féjour terrible & formidable
s'appelloit le Tfemple de la Mort;ç'ép
toit un édifice antique, bâti avec une
magnificence effrayante ; on l'avpijt
cr^ufé dans les entrailles profondes,
de la terre, On y defcendoit par cent
degrés , cent portes d'airain en dé*
fmJoient, rentrée, les attributs 4f
ii6
la mort, les Images de ladeftruâidft
& du néant s'offraient de tous côtés.
Là , pour relever encore l'éclat du
Trône & en impofer plus facilement
au peuple toujours trompé & toujours
crédule,les Monarques de Perfe^Rois
pendant leur vie , vouloient paflef
pour des Dieux après leur mort : ils
•
vouloient que leurs Sujets , après
avoir adoré la foudre dans leurs mains,
refpe&affent leur pouffiere au tom-
heau. Les corps de la famille Royale ,
embaumés & tranfportés avec pom-
pe dans ce Temple , repofoient fur
des tables de pôrphire. Cent colonnes
de marbre noir foutenoient des voû-
tes lugubrésjchargées d'ornemens fu-
nèbres. Des ftatites de marbre blanc,
dahsles attitudes de la douleur & du
défefpoir formoient un contrafte ira*
paat. Une profonde horreur regnoit
dans cette folitude immenfe , & la
lueur de mille lampes* allumées , ré-
fléchie
11 7
ftéchie fur ces colonnes noir es , vér+
foit un éclat pâle & fombre qui im-
primoit fous ces voûtes filentieufes
un effroi religieux. Nul. mortel n'en-
trok dan&ce Temple. Les Monarques
tremblans fuyoient Fafpeâ cTun fé-
jour qui leur crioit qu'ils étaient:
mortels. Le Médecin du Calipbe ré-
gnant avoit feul l'augufie privilège;
de vifiter ces tombeaux fouterrains.:
Mille Eunuques noirs,armés d'un ci-
meterre étincellant, veilloient nuit
& jour , & donnoient là mort ait
premier qui portoit dans ces lieux un
pied téméraire. Elife eft tranfportée
par fon père même dans ce Temple,
inacceffible au refte des vivans. Auf-.
fitôt fa voix trifte & févere apprend
à Zélim la mort de fon amante. Ce
jeune infortuné fuccombe à une nou-
velle auffi terrible , la mort alloit
lever fa fairix & enlever fa proie ;.
mais Firnaz l'arrête , il fait prendre
K
*i8
à Zélim le même breuvage foporifiqud
qiùlavoit dbnné à fa fille ; il éprouve
le même effet , il s'endort dans un
fommeil tranquille & infenfible. On
le croit mort : l'Empire jetta des cris
de douleur , voyant Tes plus chères
efpérances trompées. Dès ce moment
les peuples regardent leurs maux
comme éternels ; Idamore,fon frère,
verfe des larmes de fang , ils s'a*-
moient ; le Trône dont il hérite n'afc
foiblit point l'excès de fon défefpoir,
Thamar eft touché , la mort de fon
fils l'avertit que fon heure approche»
On porte fon corps aflbupi dans la
même demeure où repofe Elife. Fir-
naz le place auprès de fa fille.
Cependant la vertu foporifîqu*
qui enchaînoit Èlife , fe ditëpa , elle
renak peu-à-peu , fon œil fermé
s'ouvre à la lumière , elle découvre
avec effroi le lieu fombre où elle eft
enfermée ; & quoiqu'inftruite du façp
ll 9
$t$vse <îe ; fon père. * elle frémit fi?
voyant feule, fous ces voûtes où tout
refpirdit la terreur ; elle fe levé le
coeur glacé , pâle & tremblante,
».Q«??. y ^?îi«/;Ç *:é$riM,eHe ) , $
» Dieux e&il noflïble i Zélira I . . ;
i»9 perc SfiVbdxe l { vous avez veijlg
», plus gug fui moi , vous avez veillé
» fur mon amant. Dieu- piriiTant ! l'a-
m J^our diffipe pia frayeur . , . il dort f
» fans doute ? fon aflbupiffement ref-
» fexnble. à celui que je viens d'éprou*
» ver a, : il va fe réveiller -, fes joues
» flétries Teprendront leur éclat , fe*
» beaux yeux s'ouvriront ». Ayant
çlit ces mots , elle fe couche auprès
de lui , elle le foulpve dans fes bras
& rappi>ie ( fur fon fein ; elle attend
avec tranfport l'aurore de fon ré.
veil , elle foupire d*amour , elle gc-;
mit d'impatience , elle tâche de le
ranimer par fes baifers . . . ce Efforts
» fuperflus ( dit-elle ) il ne fe ré-
Kij
»» veïllepoînt" i uu fnffàn lafaîfit^tès
pleurs coulent de 1 fes^ièaire j yei& "J
une aveuglé terreur s'empare de fori
àme , elle croit tout ce qu'elle craint.
» 0\ Dieux 5f tiefe réveille pas! ahl
«mon père: • . . fé'ferôit-il trompé
r> en lui préparant ce ftmeflîë breu*
» vage ; fa main tremblante, a peùtt
i> être paffé la mefure : peut-être lt
*> trouble, la douleur, l'auront égarée
»> mon père ne paroît point'! >..' mon
i> amant eft mort ! .. • . % ti mon perd
» pourquoi me rendois-tù à la vie ?
» tu me fuis , le remord d'un crime
» involontaire te déchïre., tu re-
>9 doutes mes cris & irton défêfpoir.«
» Il ne fe réveille point ! Dieux cruels!
» puiffances ténébreufes 9 vous qui
» voyez couler fans pitfé les pleurs
V des morts , vous qui régnez fur
» des mortels , datas ce féjour effiroya*
» ble & digne de vous 9 tranchas
h mes jours infortunés, Dieux dçfr
4XX
>} tru&eyçs !- je, vous implore; ou* f
» vrez J'abîme fous^es pas , je m'y
» précipite, avec, joie >>. Elle fe h-
mentôk ainfi , elle arrachoit (es che-
veux. ,• elle fe roùloit fur, le pavé du
Temple,& fes accens plaintifs & re-
doublé^ retentiffoient fous ces voûtes
aâreufes, . . . ,,
... * ■• -
Sa ,douleur. étoit au comble , lorf-
«... * »
qu'en preffant dans, fes bras le corps
de fon amant & l'inondant de fes lar-
mes, elle apperçut la pâleur de fon
front s'évanouir ; un rayon d'efpé-
rajiçe & de ^oie . pénétra fon cœur j
elle demeure immobile , çlle exa-
mine , toute . tremblante f ce yifage
qu'elle culçre. Ô furprife ! fes cou-
leurs renaiffent , elle pofe fa main
(ur fon cœur : ô tranfport ! il palpite;
les bras fe . foule vent . fa bouche
s'entr'ouvre , le, voile de {es pau-
pières s'élève . . , JElle s'écarte pour
Jouir un moment de fa furprife. « Oii
- -~ ...
«1
fc> ftiîs-je Vécrie Zëlitn, ( en pouffant
a un long foupir ) quelle profondeur
» horrible ! quel fiîence effrayant !
» quel eft ce Temple qu'éckire une
» pâle lueur ! Ces colonnes noires &
» refplendiffanres , ces ornemens lu-
» gubres ? . . . Que vois-je ! un fonjjc
» heureux & trompeur abufe-t-il
» mon ame ? . . . Elife ^u fein de cette
» fombre horreur ! Ceft elle , je la
» reconnois à fa beauté , l'éclat de
» > fes yeu* diffipe ce jour affreux ;
» c'eft ici la demeure fortunée quTia-
* bitent les juftes. Ce font ici les grot-
» (es tranquilles . . . Oui c'eft Pom-
>> bre de' mon amante i ks forces fe
» refufent à mes membres , mais
» monameeftdansunraviffement...»
Elife cède aux mouveinens de fa ten-
drefle , elle vole en pleurant de joie
dans les bras de Zélim,&ui s'ouvrent
pour la recevoir. O ! qui pourra pein-
dre l'émotion de lelirs cœurs ? U fâu-
11J
droit fortir, comme eux, des ombres
de la mort , il faudroit revenir, com-
me eux, à une vie auffi heureufe pour
fejitir & favoir décrire leurs trans-
ports. Elife raconte à fon amant le
itratagême heureux dont s'eft fervi
fon père. Quel récit , animé par Pef-
frfion de fon ame , par fes tendres
carefles , par les emportemens &
l'excès de fa joie ! Sous ces voûtes
lugubres où réfide la pâle mort , deux
amans s'enivrent de volupté. Quel
miracle ne fait point l'amour ! Il
change les lieux les plus horribles en
un féjour délicieux pour eux , en un
temple charmant ; ils ne penfent pas
même à en fortir , & la fombre lueur
qui éclairoit ce lieu funèbre étoit
plus douce aux yeux de ces amans >
que les traits radieux que lance I*
foleil au milieu de fa courfe fuperbe.
Firnaz,chargé de couvrir d'aroma-
tes précieux le corps du Prince &
Kiv
214
celui de fa chère fille, entroit 8c for-
toit librement à toute heure & en
tout tems. Il paroît tout- à- coup à
leurs regards ; ils volent au devant
de lui , ils fe profternent à fcs pieds ,
les baignent de pleurs , l'appellent
cent fois leur libérateur , le Dieu tu*
télaire qui trompe la mort en l'imi-
tant. Firhaz les interrompt : a O mes
» enfans ! il s'agit de vous dérober
» de ces lieux. - Ecoutez : c'eft une
» croyance antique & fuperftitieufe,
» répandue parmi le peuple , que la
» première nuit où la la lune eft en
» fon plein , les âmes des morts ,
» environnées d'un éclat éblouiffant ,
» fortent de ce féjour ténébreux
» pour s'élever aux demeures bril-
» lantes du Ciel. J'apporte ce qui eft
# néceflaire à cet heureux déguife-
» ment ; voici des fimates blanche*
» comme la neige , parfemées d'étoi-
» les d'or ; prenez ces manteaux d'ug
lit
W jblett. céfeftc, vousJaiffçrcA flottée
9 ces queues fuperbes &. ondoyantes
*> tjui repr éfenteront dans U nuit,de$
» traînées- de; ltjjgiete ; ô ma chère
» fille i ces rofes fraîches doivent
» ceindre ton front ; & toi , qui me
» tiens lieu de, fils , cette couronne
?> étîncdlante :dù feu des. damans doit
jf être; ppfééifiirt^ tête. Venev, la
# lune jdu haut de fon Trône argent é>
» répand un éclat doux & propice ;
» forions ; je vous rejoindrai par une
*> porte fecrette ». Ils fortent : les
rayons de l'aftre jes nuits réfléchi?
iur leurs vêten>er>s ; 9 en font jaillir
mille traits de lumière ; les gardes fe
profternent en tremblant ; les plqs
doux parfums s'exhalent de leurs ro-
: fees ^u'il^ agitent avec grâce* Les Eu-
: nuque$ crgyçqt voir les ombres Royar
lps ; iW attachent .leur front à la pouf-
fiere. Nos amans paffent avec une
fierté impofante, ils fe rendent dan*
Kv
Ii6
ttn bois fombrç au lieu ïa&qué, Le
fagelesy rejoint, ils s'embrafent
fens pouvoir proferet «une. parole*
Firnaz les prend patf'la maih , les
Conduit dans une habitation ifolée ,
fituée fur la pente d'une montagne ,
oh Pair doux -8c baUamique eiftteete*
noît une fraîcheur fa lut aire. La &njé
avoât établi (on trône fur ces -belles
colineS ; Pfcfprit s*y trouvoit plus vif ,
plus éclairé , plus dégagé des paf-
fions viles & terreftres : c'étoit en-
fin un féjour digne de la fageffe 3 &
tligne de l'amour.
Le lendemain,lèf bruit de cette nou-
velle apparition fe répand à la Cour,
la flatterie encenfe de nouveau le
Trône. Firaaz eft au comble defa 701e;
il réunit dans : une hetlrçufe retraite
tout ce qui éfl: chef* à fondateur . Il ne
vit plus à la Cour , il vit avec ceux
-qui lui font aimer la vie ; il voit fous
£s yeux la tendreffe unir deux
llf
fcœurs ©ii il fe complaît , il voit la
vertu & la reconnoifiance mouiller
chaque jour Tes cheveux blancs des
larmes de fentiment. O amour ! ô
rayon pur émané du Ciel même !
c'eft au fein de la nature que ton
triomphe eft le plus doux ! c'eft toi
qui embellis nos jours & nous con-
voies du malheur d'être. Tu répandis
tes. charmes dans deux âmes néep
pour te connoître. O jours fortunés !
Eft<e à moi de voiis peindre ? On
jfent le bonheur , on ne peut le ren-
dre. Elife ilôriffoit , comme cet arbre
fuperbe qui porte des fruits d'or, &
jrépand au loin un parfum vif &
.agréable ; elle voyoit l'amour fourire
dans . les yeux de ion amant 9 elle
étoit Sure de fa tendreffe. Inconnue
de l'univers , toute à la nature , &
tinite à l'amour , tout ce qui eft beau ,
.. tout ce qui* eft bon fur la terre oc-
.Cupoit & rçmpliffoit fon cœur,
Kvj.
nS .
Le Tyran,accablé de foucî & d'att-
nées 9 voit enfin le terme de fes
jours.; agité de remords, déchiré
par des tranfes aflfreufes /il appelle
Firnaz,qui Favoit plufieurs fois retiré
du tombeau;il pleure,il frémit,il vour
droit retenir de fes débiles mains k
fceptre qui lui échappe;il fent la mort
qui lui arrache fa couronne , il im-
plore les Dieux , total eft fourd àrfes
cris ; la mort frappe fa pâle & tretn/
blante viâime , le redoutable Monar-
que eft dans la poufliere* Tout change.
Idamore lui fuccéde ; les médians
fnyent dans les déferts,les juftes font
rappelles. Le vertueux Idamore,digne
élevé d'un fage , brifa ta verge de
• fer dont fon père éerafcit fon peu-
- pie , il efluy a leurs larmes + il régna
par la clémence ; on le béniffoit : le
« Vieillard en pleurant recommandât
à fon fils d'honorer , d'aimer ce bon
Roi ; il goûta le plaifir d'être aimé>
plaîfir inconnu à tant de Monarques!
Un jour que fatigué du foin du
Trône , il fe délaffoït à pourfuivre
les timides hôtes des forêts , il s'a-
bandorma infenfiblement à fes réfle-
xions ; le couchant d'un beau Jour ,
la férénité de l'air , la tranquile foK-
tude où il fe trouvoit , tout l'entre-
tenoit dans un; charme profond j il
fuivit fe cours d'un ruiffeau qui for*
moit mille détours ; ému des beau-
tés de la nature , il admiroit l'aftre
des Cieux , qui^environné de nuages
d'or , rentroit avec majefté dans
l'abîme des mers, & teïgnoit d'un
pourpre étincellant la cîme fuperbe
des forêts. Il apperçut de loin des
cabanes champêtres , d'où fortôient
des chanfons animées qui peignoient
la douceur d'une vie retirée, le*
douces faveurs de l'amour . . . fou
cœur éprouve une vive émotfen 9 'û
-s'approche... Quelle fut fa furprife*
*3*
il voit Elifc au pied d'un cèdre re-
pofant fa tête fur le fein de Zélim !
il doute de ce qu'il voit ; mais la
voix de fon frère qui jette un cri 9
cette voix fi connue & fi chère ré-
veille au fond de fes entrailles tous
les fentimens de la nature ; ils cou-
rent au-devant l'un de l'autre. « Quoi!
» c'eft toi que j'ai tant pleuré!.,. Quoi!
» mon frère eft dans mes bras !.. «
» ô Ciel que je te rends de grâces!...
» & toi, belle Elife,tendre compagne
» de mes premiers ans , tu vis auflï !
» tu vis pour notre bonhetir... Oui ,
» mon frere,elle vit , nous nous en-
» tretenions de toi , de tes vertus ;
» nous choififfions le jour où nouj
*> devions te caufer une furprife bien
# touchante ; les Dieux l'ont amené
♦> ce jour heureux , nos douleurs
h p a fié es rendent nos plaifirs plus
» vifs. Viens voir ce digne mortel
» qui forma nos cœurs ^ nous lui
*3*
v devons tous; ; fans lui^nons ferioo*
v peut-être orgqeilleux & cruels... *
Jls marchent enfemblê eà pleurant;
le fage Fimâz ., dit à Idamore :
h Vous ayez réftfté à la féduâio&
» qui environne le Trône r votre
» anie«ft grande ; elle eft plus., elle
» eft généreufe & compatigame ; iê
» menais 1 que vou$/devfc&<e!re hisu-
» reux ; tous les cœurs font à vous n.
Idamore paffa deux jours avec eux .,
oubliant la Cour &, fon rairg; pen-
dant ce terni , il offrit à fon Aère de
partager avec lui fa couronne , il le
pria , il Je preffa vivement. «« Aide-
» moi 9 .mon cher frère , à porter
» le fardeau de la puiflànce , pour
: » rendre les hommes heureux ; ton
'.* çœurieft -noble n8i courageux , fais
Ut 4e iacrifice de ta liberté ; fois le
-» bienfaiteur des humains. Qui or-
» nera le Trône , . fi ce n'eft toi ?
mQm ane confolera , fi. ce n'eu k
» voix ffroî frère } Lu tttoride a befok
» de toi , viens . . « » Zélim plepfa
une féconde fois ; « & mon frère ,
» qu'exiges- tu de moi ? m'arracher à
» cette douce tranquillité dont je
» jouis ; renoncer à la paix de Pâme
* pour le foin de gouverner des hos*-
» mes , fouyènt mal éclairés,& plus
» foiwent ingrats } qu'eft-ce « que kt
» grandeur fuprême a de fi flatteur ?
» Vois-tu du haut de cette colline ,
» ces valions- délicieux ; (tes trou-
» peaux qui broutent l'herbe molle
» & renaiffante \ ces jeunes cèdres
» qui parent orgireiileufemèâî la ter-
» re ; voila le feul trente , le féal
» empire que j'ambitionne , entends-
. » tu ces cris de joiaqui s'éierircafe de
» ces toits couvshs de chaume^ *e
h font-ils pas plus: flalteurs.;qaè -le
» langage apprêté • d'avides adula-
» teurs ? Le vrai fé jour. de l'homme
» eft une riante campagne j Farbte
13 *
» que j'ai planté rît plus à mesyetnr»
» que ces parcs immenfes où régné
» la fatiguante fimétric. Ici , fous un
» habit ruftique,habite lamodération;
» la fagefle eft affife avec ces vieil*
» lards aux pieds de ces chênes , le
» tendre amour brille dans les regards
» de ces jeunes bergers , la fédu**
» fante innocence accompagne les
» attraits de leurs amantes , la nature
♦» enfin y déployé fes tréfors , & re-
» pofe avec une (implicite magnifi-
9» qite fur un trône de fleurs. Que
» trouver de femblable au milieu dtt
*» fracas des Cours , de leur pompe
» criminelle , de leur oifi veté tumul-
» tueufe , Ô mon frère ! faut - il
» m'arracher à ces biens fi faits pour
» un cœur fimple & fenfible ? Mais
» la vertu le veut , je dois foulager
» dans tes mains le fardeau pefant de
» la Royauté ; je connois les hom-
» mes , car j'ai été jnalhçiureux; ils
*34
» feront toujours chers à mon cœur ;
# daigne le Ciel couronner mes déf-
it feins ; je veux faire le bonheur
n d'eux tous , la nature répandra fon
» abondante profufion , je n'étouf-
» ferai point (es préfens , je ne les
» tranfporterai point fur des hom-
» mes avides & cruels , je ferai le
f> bien , parce que je le cherche-
» rai & que je l'aime. Si le poifon
» de la flatterie^ parvenoit jufqu'à
» mon coeur , & égaroit ma raifon »
que le jufte Ciel délivre la terre
» du Prince malheureux qui l'oppri-
» me ». Son frère l'embraffa pour
toute réponfe ; ils régnèrent unis fur
un peuple qui les adoroit ; n'ayant
d'autre but que le bonheur de leurs
fujçts ; ils firent le bien ( toujours
aifé lorfqu'on le veut , ) ils répan-
dirent par-tout les tréfors de l'abon-
dance ; l'Empire fleurit ; le Ciel jetta
liir eux un regard d'amour , ils fc
*3Ï
virent renaître dans, des fils dignçp
de leurs vertus , & encore aujour-
d'hui fon pleure & l'çn bénit leur
xnémoirc.
/
^
*3«
NINA> DAPHNÉ,
; i
IDYLLE.
NINA.
\J Daphné i le joli bouquet f
Que j'aime àrefpirer le parfum qu'il exhale ?
Vois comme de fes fleurs Taflemblage eft
pariait*
Quel éclat leur panache étalé. • ;
Ecoute : ce matin j'ai conduit mes moutonlt
Auprès des buiflons d'aubépine
Qui couronnent là-bas le pied de la collincà
Une voix fortaitdes buiflons ;
le porte un œil furtif à travers le feuillage.;»
Oh ! le cœur me battoir. . . ma joue étoif
en feu. • .
C'était. • . Daphné , detine un peu;
DAPHNÉ.
C'était Silvandre , je le gage,
NINA.
Tu l'as dit , il tenoit des fleurs
*Î7
•w il aflortîflbif ics diverfcs'côiiksrSrf \ <i
Tout en les raffemWant il difajt à tuirmême ;
m J'oifrjraf mon bouquet à la brune qut
* j'aime! , ... ..,..
» Vents J gartfezrvoas de le flétrir*
>> Amoar ! daigna le mettre- à l'abri de toq.
* 4 ;.'*>^aîlef ,
» Ne laifle auprès de,lu j voler que Je zéphiri
p Gc qu'on offre à ^&i*. , doit-ctre pux
. >> comme elle. .
m J'aime cette belle à l'œil noir ,
v Je i'aime , ajoiwit-ij ,, depuis cet heu.*
- . >d rcu*fojr
» Ou dans le bois d'Acte nos folâtres ber*
» gères *
»' Fouloientd'un pied léger les naiflantea
» fougères*
» Je h vis , fts cheveux étoient ornés de
» fleurs*
» Un chapeau couronnoit & tète*.*
» Ob 1 qu'elle étpit jolie , & de combiea
» de coeurs
» Elle dut faire la conquête !
*£ Tous les bergers danfoient j viorne def
* fl*uts
*3$
i» flgen fctri dans un coin , défefpiré ? «o*2
>» fas>
» Regardait triftement la ftte.
» Tendre Nina ! ta i'apperçtw.
* Tes beaux yeux on moment fe mouille-
» rent de larmes; ;
» Tu l'abordas d'un air fi dour , fi plein d^
* charmes* ••
à» Nina, lui difo«-tu , vent danfer â?ec toi }
a} To lai tendis la main : quelle fut foa
» yvreffe!
» Tous nos bergers ttoient... 6c moi.,,
« Et moi*, furpris... ému»., je pleurai de
*> tendrefle.., »
H's'arrète i ces mots ; le bouquet était fait»
11 l'obferve , il lui parle , il le baife , il foa-
pire ,
Si fier de fon travail , fi gai , fi famtfaic...
Je ne puis m 'empêcher d'en rire^
l'approche doucement ; Je faifis le bouquet,»
Qui fut trompé ? ce fut Silvandre s
Mais il méritoit bien ce tour.
Au pied de la colline un jour
Je lui promis d'aller me rendre)
Nous devions chanter on couplet »
*3f
Mais le couplet , Daphn£, le plus beau , 1«
plus cendre ; .
Vn contretems furvint ; que j'en eus de rt-j
grecs l
Lamon 9 ce bon voifin que j'aime ,
Tomba malade ce jour même.
H ctoit feul,hclas 2 fans fecours , fans appuis
J'allai , je veillai près de lui ,
Je l'aidai dans fa peine extrême $
Mais j'oubliai. . • j'en fais l'aveu.
J'oubliai le couplet, la promefie Se Silvatv
dre.
Il dévoie m'excufer'un peu ,
te traître à mes raifons refufà de & rendre l,
De l'écac de Lamon , je lui fis le récit,
Se j'apperças des pleurs, que, malgré fon dé«
pic,
Ce tableau liii faifoit répandrf •
ÉF
*4*
m
ta*
LA CONSTANCE
COURONNÉE,
ANECDOTE.
ARam inte avoît eu en partage
les dons les plus précieux , l'efprit ,
les grâces , la beauté ; avec tant de
charmes & un million de bien , pou-
voit-elle manquer de plaire ? Sa
Cour fut bientôt nombreufe. Les
petits maîtres , les beaux efprîts ,
les gens à prétention 9 tous ceux qui
fe croypient aimables, le nombre
en eft grand , vinrent en foule
lui rendre leurs hommages. Les
minauderies des uns , les propos
étudiés dès autres , les manières de
tous , leurs déclamations , leur ma-
nège , l'amufoient. Comment au-
roient-ils pu la toucher ? Au carac-
tère
141
ter e le plus folide , ' elle joïgnoit lç
cœur le plus tendre ; il auroit fallu
luireffembler pour lui plaire ; & des
fiecles . entiers ne produifent pas un
cœur de la trempe du ficn. Elle crut
cependant l'avoir trouvé chez Erafte.
H joignoit à beaucoup d'efprit une
figure charmante. Depuis long- teins
en poffeffion de fubjuguer toutes les
femmes , il crut que la conquête
d'Araminte manquoit à fa gloire* Il
lui rendit des foins ; il foupira ; il
parla amour ; il étoit fi féduifant, il
difoit les choies d'un air fi perfuafif ,
qu'elle faillit s'y. méprendre : mais
bientôt rçndue à elle-même , elle
démêl? le motif qui le faifoit agir.
Non , Erafte , lui dit- elle , vous ne
me ferez point illufion. La vanité eft
le mobile de toutes vos aâions. Vous
n'avez jamais connu l'amour ; il peut
feu! me toucher* Erafte fe retira : Le.
h
141
perfonnage qu'il jouoit commençoit
à lui être à charge.
Peu de jours après , Damon arriva
de Paris. H venoit de finir fes exerci-
ces. Dans un âge oh l'on ne refpiré
que le plaifir , Damon ne s'occupoit
que de l'étude des Belles-lettres. Dis-
tingué par fa naiffance , héritier
d'un bien considérable , fait à pein-
dre 9 de la plus jolie figure du monde,
pn étpit étonné de lui voir un éloi-
gnement marqué pour tout ce qui
fait la paffion des jeunes-gens. Ce
A'eft pas que fa philofophie eût rien
de fingulier , rien de fauvage. H étoit
toujours vêtu très - galamment ; il
voyoit le monde , il difoit même des
douceurs aux femmes ; l'ufage 1»
vouloit 9 il favoit s'y conformer.
Quoiqu'il fe fût fouvent expliqué fur
fa réfohition où il étoit de ne jamais
s'engager , il fentoh bien qu'iins
*4Î
femme teile que fon cœur la itûtmi,
le ferait aifémettt changer. Une fem-
me jolie & tendre , dans le fiecle ou
nous fouîmes , difoit-il , c'eft un êtrt
4e raifon* Son erreur ne dura pas
longtems. Il vit Araminte. Tant d'at*
traits lui firent éprouver des fenti-
mèxls qui avoient pour lui les char*
mes de la nouveauté ; il votdut fe
«liffimuler que c'étoit de l'amour. Je
l'eftinie , je l'admire , dit-il à un de
(es afnis. Je vous avouerai même qute
fi ejle a le tfoeur auffi tendre que fa
phi&ooomie&fes manières paroiflent
)e promettre , je bornerai tout mon
bonheur à lui plaire ; mais fur quoi
m'en affûter ? Les apparences font fi
trompeufes ! on ne Sacrifie plus qu'à
la coquetterie. Quelques entretiens
lui dévoilèrent l'intérieur (F Araminte;
il y vit des jfentimens fi délicats , une
répugnance fi forte pour les bagatel-
les^ tant de folidité, tant de vertu 9
Lij
*44
qil'ilren devint bientôt éperduement
amoureux» On peut prendre le change
fur les autres fentimen», mais jamais
fur le vrai amotir : les traits qui le ca-
raûérifent font trop remarquables.
Araminte fut fenfible à la douceur
d'être aimée. La tendreffe de Damon
triompha de fpn indifférence ; elle
,^imja».
. Oui , Damon , lui dit-elle un jour;
.voys avez fu me perfuader , vous
avez fu me plaire. Pourquoi rougi-
,rois~je de vous l'avouer ? Mflis pour
. ma fatisfaâion , pour mon repos 9
.pour le bonheur de mes jours, par-
tez , éloignez-vous pendant deux ans :
. fi, au bout de ce tems-là, vous n'êtes
point changé , le don . de ma main
. eft le prix que je rçfçrve à votre
confiance.
Damon murmura contre un arrêt
„ .... ^
. auffi cruel ; il mit tout en ufage pour
ie faire révoquer : il fç plaignit d'un
141
e&cès de délicatefle qui alloît le ren-
dre le plus malheureux des hommes :
vouloir éprouver mon amour , dit-il
à Aramînte , c'eft douter de fa fin-
cérité. - — C'eft chercher àaffurer le
bonheur de mes jours ; j'aime trop
pour ne vouloir pas être aimée de
même. Mon mari fera mon amant , :
& je veux,dans mon amant , autant
de confiance que de délicateffe. Da-
mon répliqua , mais il ne put rien
gagner : Aramînte periifla dans fa
résolution. Il partit. Àraminte avoit
placé auprès de Damon un Vakt-de-
chambré qui étoit entièrement dans 1
fes intérêts ; il devoit l'informer de
tout ce que feroit fon maître.
Rendu à la Ville qu'il avoit choifie
pour fon féjour , Damon fe renferma
chez lui. S'il fortoit quelquefois ,
c'étoit pour aller fe promener. Les
endroits les plus déferts , les plus
écartés , étoient ceux qui lui plai-
L.*. .
uj
44*
ceux qui lui plaifoient le plus : point
d'ami ; nulle efpèce de liaifon avec
perfonne ; on aurait dit qu'il avoit
rompu avec le genre-humain. Ses li-
vres & les lettres d'Arqminte fai-
foient tous fes plaifirs : il en recevoit
fouvent ; le fentiment les avoit die*
tjées. Que dans ion malheur , il fe
tjrouvoh heureux , d'être aimé auffi
délicatement.
Cette jeune perfonne inftruîte de
la vie que menoit fon amant , ne
ceffoit de fe louer du choix qu'elle
avoit fait. Dans un fiéclc où l'amour
n'eft [dus regardé que comme un jeu,
difoit-eUe quelquefois à une de fes
amies , où la frivolité eft devenue
l'appanage des deux fexes , où Ton
ne facrifie plus qu'à la vanité , à Pin*
térêt & à la débauche , ne fuis-je
pas heureufe d'avoir trouvé un cœur
comme celui de Damon f II fait feul
aimer ; que les jours que nous cour
*47
lirons enfemble feront purs & (e+
reins ! que les plaifirs qui fuivront
notre union feront Vifs ! ils prendront
leur fource dans une tendreffe réci-
proque ; l'amour comblera tous nos
defirs. La fin de l'exil de Damon ap-
prochoit : il touchoit prefque au mo-
ment fi defiré * torfqu'on lui remit
une lettre d'Araminte, conçue en
ces termes :
» Je n'étois pas née pour être
» heureufe ;je viens de l'éprouver :
» de l'état le plus brillant, je tombe
h tout-à-coup dans la plus affreufe
» indigence. Un malheur auffi fou*»
» dain qu'imprévu m'enlève toutes
» mes richeiîes. Ce n'eft pas elles que
j» j<e regrette , vous devez en être
» perfuadé ; mais ne dois-je pas pie
»> plaindre contre le deftin qui mm
» ravit un amant fi tendrement aimé ï
h car de croire que votre amour fût
» à l'épreuve d'un pareil coup , et
L.
IV
2,4*
» feroit trop fe flatter. Cette délîca-
» teffe de fentimens n'eft plus con-
» nue , il y auroit de Pinjuftice à l'exi-
# ger. Foiblc reflburce que les at-
m traits 9 quand on n'a plus de bien !
» Il me refte encore de quoi aller me
» jetter dans un cloître : dans le-dé-
» plorable état où eft ma fortune ,
» c'efl Tunique parti que j'aye à pren-
» dre : j'y pleurerai mes malheurs î
»> j*y pleurerai mon amant. Heureufc
fc fi je puis parvenir à recouvrer un
» repos qui va être déformais l'objet
» de mes defirs h.
Que je fuis heureux ! s'écria Da-
tion , chère Àmarinte ï je ne vous
irouvois d'autre défaut que celui d'ê-
tre trop riche. Mille fois , oui , mille
fois faifouhaité que vous fu fiiez née
àans le fein de la pauvreté. J'aurai
donc ce plaifir fi doux pour les cœurs
feniibles , de combler de bienfaits ,
d'honorer, de rendre heureux ce
qaô j'aime. Partons , courons ; vo-
tons ; l'amour vous vengera des in-
juftices de la fortune.
* Il part , animé de Pefpoir fi fiât,
teur de revoir le cher objet de toute 7
fatendreffe. Inftruite de fôn départ , '
Araminte prend les plus juftes me-
fures pour aider au ftratagême qu'elle
avoit fi heureufement imaginé.
"Il la trouve occupée à préparer,
dé fes mains délicates , un repas fru-
gal. Une chambre obfcure lui fervoït
de domicile ; un mauvais lit , quel-
ques chaifes en faifoient tout Porne- '
ment. Quelle occupation ! quel fé-
jour ! Araminte , s'écria-t-il : chère
Afamintë ! quel changement de for- "
tune ! dans quel abaiffemeht le fort
vous a-t-il réduite ! mais , non ; il
ne fauroit vous abaiffer. Peut-on ne
pas admirer tant de modération , -
tant de fermeté dans un revers auffi
cruel .& auifi fubit ? La grandeur dç .
Lv
M»'
votre ame brille avec u* éclat a*--
près duquel difparoit le feux tailtaft
des grandeurs humaines. Vous m'a-
yez cru capable de vous &crfter à iui
vil intérêt î aftj Ararointe, rçp<Mea-
vou? juftîce à mes fentimçns ? Cqs
yeux 9 ces beaux yeijx dont la dou»
ceur charnu , enchante , ravit ; ces
traits dont l'enfemble efi 6 touchant r
cet air , ce port , cette taille , cas
grâces , cet efprit , ce cœur furtout
qui.eft audeffus de tous les. éloges :
Voilà les feules richefles dont je fais
cas... Non , je ne me plaindrai point
des rigueurs de la fortune , répliqua
Araminte ; je n'ai au contraire qu'à
m'en louer. Qu'il m'eft doux d'être
aimée avec autant de délicateffe I
. • *
que vos fentimens flattent agréable*
ment les miens , cher Damon ! Nos
cœurs font faits l'un pour l'autre ; il
n'y a que leur réunion qui puifie nous
rondre heureux , & fans l'évén*»
Ment qui m'a enlevé toutes mes xU
chefles y au rois- je jamais fenti ce.
piaifir fi pur que je goûte dans cet
inftant ? Trop délicate f trop paflie- ,
née pour ne pas me faire cjespeipes,.
imaginaires 9 j'aurois peut- et tç. at-\
tribué votre amour à< un motif d'ia.
térêt» Grâces à la fbrtune.mes allar-
mes font diffipées i & mon bonheur
affuré ; j'ofe au moins m'en flatter.
Que ne fit- point Damon pour
prouver à A raminte combien i! étoit .
fenfible à tout ce qu'elle lui avpit dit-
de tendre & de flatteur ? Il tomba à
fes genoux : fes foupirs , quelques
larmes , ,parlerçot pour lui. Dans
une fituation pareille à celle de Da-
moq , on ne fait que garder le
filence.
* • • •
Rien ne s'oppofoït au bonheur de
nos deux amans ; Us crurent y de-
voir mettre le fceau : le jour fut fixé
pour la célébration de leur mariagp
Lvj
•*>'•*
Avec quel plaifir Damon ne vrt-îT
pas arriver ce jour fi déliré ! Tout '
étoit prêt pour la cérémonie , lorf-
qu'Araminte eut quelques éblouifle*
ntens qui eurent les fuites les^phis
flcheuies»
La petite - véfoîe fe déclara avec
lès fyiûptômes les plus terribles.
Deux purs de maladie la réduifiremt
à la dernière extrémité. On annonce
à Damon le danger d'Àraminte ; il
vole à ion appartement , malgré la
défènfe qu'elle lui avoit ait cPy pa-
roître. Dans quel état ta t r ouve- t-il !
une pâleur livide , des yeux éteints >
iule refpiration embarraffée , tout
fembloit annoncer une mort pro-
chaine. Quel fpeâacfe pour un
amant ! Ah , Damon ! dit-elle d*une
voix mourante , qu*avez-vous fait }
pourquoi aller contre mes ordres ï
pourquoi venir troubler mes dernier s
aibmens ? Qu'il m'en coûte pour *ée
• .a
■ *5J
fêjGgner aux ordres du Ciel ! chef
armant , cher époux , vous feul m'oc-
cupez dans des momens qu'un foin
bien différent devroit remplir. Je ne
vous verrai plus ; que cette idée eft
cruelle ! Trop affligé pour fe plain-
dre , Damon ne répondit rien» Va
air abattu , des regards Ianguiffans 9
des yeux mouillés de larmes , de fré-
quens foupirs partaient affez pour lui»
- Le Ciel eut pitié de Tes maux.
Après quelques jours d'allarmes Ara-
minte donna tout à efpérer. La jeu-
nèfle & la bonté de fon tempérament
la tirèrent d'affaire. Quelle joie pour
Damon ! avec quels tranfports n'ap-
prit-il pas la nouvelle de fa convalef-
cence ! il faut l'avouer , le propre
des peines eft de rendre les plaifits
plus piquans. Plus là crainte de per-
dre Àraminte avoit été grande, plus
le plaifîr de la pofféder paroiffbit doux
à Damon;
Cette jeune perfonne n'était ps*
tout- à- fait auflî contente ; elle appré*
hemioit pour fa beauté. Ce n'eft pas
que femblable à la plupart des fem*
mes, elle donnât tous (es foins , ;
toute fa comptaiiance , toute faten^
dreffe à un auflifrivole avantage* Non,'
fans doute ,• Araminte penfoit trop
fblidement pour faire cas d'un bien fi
fragile , d'une fleur que le moindre
fouille peut ternir ;toais cette beauté
lui , affuroit le cœur ^um amant ten*
virement aimé : pou voit - elle ne pas
en redouter la perte ?
A peine fut-elle hors de danger
que v ne voulant point paroître aux
yeux de Damon dans l'état où elle
étoit , elle le fit prier de laiffer
écouler quelque temsfans venir chez
elle» Damon murmura ; mais* il ai»
mcrit , il ,ne fut qu'obéir.
Araminte confultoit tons les jours*
fon miroir i il lui apprenoit ce qu'elle
tarait efpérer an craindre. Bientôt -
elle ne flotta plus entre là crainte &♦
l'efpérance. Le mafquequi défigurait
fes traits , tomba ; cet sûrement * .
cette délicatefle qui les rendoient
fi touchans f reparurent ; fou teint
reprit fon premier éclat ; elle n'a-
voit jamais été fi belle.
Il me vient une idée , dit-elle uit
jour à une de fes amies , pour qui
elle n'a voit rien de caché ; vous la
trouverez folle , vous la trouverez .
extravagante : je veux pourtant me
fatisfaire à quelque prix que ce foi*.
Damon m'aime , je ne puis en dou-
ter ; mais fi cet ,amour n'eft fondé
que fur mon peu de beauté > dois-je
m'attepdre à conferver longtems fan
cœur ? c'ieft à la pofleffion de ce
cœur qu'eft attaché tout le bonheur
de mes jours. Puis-J£ prendre trop
de précautions pour me l'affurer ? Je ♦
neyeu^point d'un bonheur paflager^
f è feroîs trop fenfiblè au changement
de mon fort.
L'abfence, la perte imaginaire de
mes rkheffes n'ont pu changer Da-
mon. Voyons fi fon amour tiendra
contre la perte de ma beauté. C'eft
chvain qu'on repréfenta à Àraminte
que l'épreuve étoit trop forte ; qu'en
voulant élever trop haut l'édifice de
fon bonheur , elle courent rifque de
le voir renverfer de fond en comble ;
qu'on s'accoutumoit à la figure,& que
les changemens qui y arrivoient
riétoient ni affez confidérables , ni
affez fubits pour produire un effet fi
ienfible ; qu'à fon $ge on voyoit ces
changemens dans un avenir fi éloi-
gné 9 qu'il y avoit de la folie à s'en
inquiéter ; que Daipon d'ailleurs dé-
couvrant chaque jour en elle mille
qualités charmantes, ne s'apperce-
vroit feulement pas de la diminution
de fa beauté ; tout fut inutile. Iné-
*57
branlable dans fa réfolution , elle
écrivit à Damon le billet fuivant.
» Ceft pour le coup qu'il n'y û
» plus de remède à mes maux ; là
t » fortune a enfin épuifé fur moi les
» derniers traits de fa malignité. Cette
>> beauté dont les femmes font tant
» de cas ; cette beauté qui ne m'étoit
9> chère , que parce que je croyoitf
$> lui devoir toute votre tendreffe ,
jt je l'ai perdue & avec elle Pefpoir
» d'être à Damon, Que cette idée efl
» accablante ! Doutez- vous de ce que
»> je vous dis ? venez vous en affurer.
h Dois-je compter encore fur votre
n cœur ? je n'ai plus que de l'amour
» à vous offrir : fera- ce allez pour
» Damon ! c'en feroit affez pour la
» tendre & malheureufe Âraminte ».
- C'en fera bien affez pour moi ,
s'écria Damon avec tranfport ; votre
tendreffe peut feule combler tous
tofis defirs, Il vole chez Araminte :
iSo
fûrée , me voilà héureufe : je vou?
dirai même plus ; le renverfement
de ma fortune n'a été imaginé que
pour éprouver votre tendreffe : je
poffede toujours les mêmes richeffes.
Quoi continuellement de nouveaux
fujets de plainte ! vous avez pu me*
cf oire capable de n'agir que par un
motif d'intérêt ? Ah ! Araminte ,
méritais» je de pareils foupçons ?
L'amour prit lui-même la défenfe
d'Araminte : on ne pouvoit lui re-
procher que trop de délicateffe ; elle'
fut bientôt juftifiée dans l'efprit de
Damon. Il tomba à fes genoux ; il la
fupplia de ne plus mettre d'obftacle à
fa félicité. Ils furent mariés le même
jour. Moins époux qu'amans , leur
union fut pour eux une fource inta-
riflable de plaifîrs. Dans un fiécle où
l'on croirait fe faire tort en aimant
fa femme, la tendreffe de Damon
fut d'abord tournée en ridicule j elle .
i6i
* lui attira niillc froides plaifanterie*;
Il tint bon : une eftime générale fuc-
céda à la raillerie : c'eft l'effet orefî-
* liaire de la vertu. Damon fijt toujours
regardé , depuis , comme le modèle
des apian$ & des marfc,
**&**„
161 ,
méA
LICORIS,SELIME,
I D Y L L E.
Jy Ansuq beau foir d'été , Licoris le
Selime,
Ayant raflemblé leur troupeau ,
Prenoient le frais fur un coteau a
Dont le foleil couchant fembloit dorer la
fîmes
Ils s'bccupoîent de Palémon.
Nous devons bien l'aimer , dit la jeune ber-
gère >
Ule mérite, il eftdben!
Si tu favois pour nous .tout ce qu'il daigne
taire*. •
Hier tu conduisis le troupea* dans les
champs $
J'étois feule , il arrive > • , , en quel état ,
mon frère i
L'eau coulait de fon front fillonné par. les
ans,
$t fon corps fe courboit fur fes genoux
tremblans*
le contas dans Ces bras qu'il m'ouvrit avec
joie ;
„ O mon père , lui dîs-je , efpoîf de tes en*
„ fans!
„ Permets qu'à tes regarés tout mon cœur
„ fe déploie.
„ Ta vieilleffe s'épuife en d'impuiffans tra*
„ vaux.
*, A quoi bon ^ même avant l'aurore,
„ Pour coarir dans les champs t arracher an
tt *epos ,
„ Et dans Fardeur du jour y retourner en-
„core?
11 fourit doucement , tandis que je parlais*.
Alors jettant fer moi la vue ,
De cet air que tu lui connais :
j, Aujourd'hui , me dit-il , fur ma têt*
M chenue
„ la main du tems grave Tes traits ;
.,, Je touche au déclin de mon âge.
«, Mes amis ! mes enfans i quand je ne ferai
«plus,
„ Vous n'aurez pour tout héritage »
d , Que l'exemple de mon courage ,
4, ;Et defoixante ans de vertus,
164
v Le Ciel qui de (es dons fait on égal par-
» »ge f
j, Dn fort capricieux , nous refafâ les biens :
*, Mais pour fuir l'indigence , il eft de sûrs
„ moyens ,
w Et nous pouvons en faire nfage.
^ Avant de vous quitter , je veux guider vos
„ pas ,
'„ Et vous tracer du moins la route qu'il faut
„ Cuivre,
99 Mes bons , mes vrais amis J puifle après
9y mon trépas é
„ Dans vor efforts conftans mon exemple
f , revivre !
Selime ! 6 doux momens J ... je fentis a ces
mots 9
Qu'avaient étouffés fes fanglors ,
S'imprimer fur mon front une bouche fi
chère.
„ Apprens > reprit-il , un miftère ,
^ Ma fille , & que. les pleurs découlent de
„ tes yeux:
M Non loin de ces tilleuls,qu*arrofeime onde
„ claire,
k „ Habite un mortel généreux ,
;, En qui l'infortuné trouva toujottt on père}
„ Et quimetfon plaifiràfairedes heureux |
„ Homme cher à mon coeur i puitifent kf
„ juftes Cieux
y, Faire pleuvoir fur toi leur plus douce in-
„ fiuence !
„ Puifle fur tes foyers repofer l'abondance !
M Cejufte refpedatie. , . il eft mon bieft*
„ faiteur» •
„ Philetas eft fon nom ) ^ue la recornioif»
„{ance
„ L'imprime à jamais dans ton cœur.
,, Le terrein qui commence à la prochaine
*,rive>
n Et que de ces vetgértembratie lalotoguetî,'
„ Il m'en a rendit poflèfleur» '
„ Ceft pour vous que je le cultive :
„ Cette peine m'eft chère & mon torp*
„ abattu
^ Sons l'effort du travail: Tetit croître 6
», vertu. • » '
Tu pleures I «h comment te rendre
Les fentimens divers dont mon cœur fut
ému
Pendant nne fcène £ tenefre t
M
frd M q Uftfcn tp fo ce mortel généreux ,
Je te bénMais en moi-même s
J'obfemi* Palctnon , te les larmes aux
jeux ,
le ààfkit'z ce bon piene! à quel point il nom
aime!
S E L I M E.
• Hélas ! quel prix pourra jamais
Noua acquitter de fes bienfaits !
Quand il fait tant pour noua , quçl regTet
e$le nôtre 9
Dç ne pouwç Uw rendre un «urnel appai i
Faut- il qu'il le doive à tout autre ?
Que n'ai je suffi des champs U, ils Croient
tous pour lui.
. Je fiis ajjfo& bieo des corbeilles *
Et fonvent j'en retire un bvnnète profit.
Je* veux me (urpaffer& faire des tnerveilies.
Je vendrai montravaU* de l'argent du débit»
(Ecouterais fur-tout que ceibit un eniftere)
Je vçux acheter un mouton*
L I € O^R I 5.
Un mouton !
•*
le*
SELIM.E.
Quelle joie ! *♦. il fera poar mari pere#
li n'en a«ra point de fbopçon.
Sur.fon tmupeaa lefair e* promenant &
vue,
21 dira $ grâce au Ciel, ma fortune eft accrue*
>jEtcelatai fera phtâr*
t I JÛ OftU
S'il (ait qu'il vient de toi , coftfvrc il va le
chérir 1 • • é . : . • ,;'-.,*
Je yeux , pour t'imiter,dter tta«ajrô Mirtile.
Ce berger fonrie^tesferibs, ..-.V
Et dans Ton art eft fort habiter
^Jl-m'en donnerait cent poitf unbrin Ile jaf-
mins "• » : • i * l
Qp* forcit ciefUhdt «M: àfefete « , O
f II an'en finit ahvfihTécorçifienlie
Sè<ifri4fe$Aefeèarçimiy * • • a; v,- '\
Dent j'aurai ce jour même embeifl mon
Selimé ! qaelphrifir* fi pendant aotre ab-
Cet oiféati, par fes jeox , amft&H&lemonj
. Mi)
2*t
Si quelquefois dansson ramage,
Il bi parle de nous, répète notre nom ,
Et lai rappelle notre image !
Elleacoevak ces mots,quand Paiemon parut*
Témoin d'un £ couchant langage*,
Son tranfport le trahit. Le coople l'appercnr ,
116 1ère, il (âme, il s'écrie.
fltur (m fein en pleurant le vieillard lesre-
Voilà 9 dit-il , l'inftant le plos dora de ma
ne!
Venex, met bien-aimcs, charme de mes
▼ieux jouis!
Tenet que dans tos bras j'épanche moa
jriëfo.
Je riens d'entendre tos diïcoorsf
l'en ai treffailU c?allégreffe.
O Dieotffouaxte ahsifonsVrfi àl*lsomieiir y
r A ses yeux m'otoâittroorer grâce ,
J'oie ae les offrir ces enfàos que j'eaibraft;
Daigne en être leProteâenr.
>rifent-tls dct «erras eastjosrs fume h
trace»
El j'attendrai la non dans le paix de moa
«finir» -
LA DOUBLE
MÉPRISE*
CONTE,
Çéuane regardoit l'amour com-
me le bonheur fuprêmè, Doriîgni
comme» le comble du malheur ; pour
que Céliane (e crut heureufe , il éroît
néceffaire qu'elle aimât , & Dorfigni
qu'il fut exempt de paffion ; tous
deux s'arrêtèrent au mot 5 & fe mé-
prirent à la chofe ; Dorfigni prit
pour de l'amitié ce qui étoît réelle*
ment de l'amour , & Céliane prit
pour de l'amour ce qui étoit tout* au
plus de l'amitié.
Dorfigni à l'âge de trente ans fe
piquoit de vivre en phïlofophe ;
mais fa philofophïe* étoit plutôt le
Miij
résultat de fes réflexions , que l'effet
de la difpofition de fon ame. Il avoit
le foibfe dfe Cfoire t}i|'il jtoit audefîus
de toutes les foiblefles ; il y avoit
cpjtflidajpt pf u ffcoouftes plus pro-
pres à faire naître dans tes autres les
ientimens qu'il craignott d'éprouver
lui-même ; les grâces de fa perfonet
reconcilipiert les dames"aveç la fin-
gularité 'de fon caraûere ; elles
voyoîent çn lui un ennemi commun»
que leur intérêt & leur penchant les
portoîent également à foumettre,
La fituation de Céliane la rendoit
plus fufceptîble que perfonne des im*
prenions de l'amour ; elle vivoit à la
campagne dans une terre voifine de
celle où Dorligni s'étoit retiré depuis
un an ; elle y demeurait, fous la garde
d'un vieux marine Marquis de Mon-
taneuf. Cet époux avoit tous les dé-
fauts & toutes les infirmités qu'un
mari peut avoir ; il étoii goutteux
jaloux , chagrin , avare & gron-
deur. Il avoit foin de fermer l'accèff
de fon château à tout le monde , ôc
principalement à (ps jeunes voifihs.
Dorfigniifepi fa exttpèé!^ te- vïeîP
tard le trouva digne de k ' cortnorf-
£mce r parce qu?il ne la cherchent pas ;
ii fut raffuré par le tour féf ieux de
fes dîfcour* j<&' la gravité mêftte de
ies amufemens. C*cft un voHtn dti*
mabb< , dffi>it4l , il eft propre à 1
feire compagnie à mon époufe ; je
ne vois point de danger dans fa fo-
.ciét&4 cette d'un- philosophe ne peut
qireîre utile. Ayant feiteeraifohne-*
ment , il -dît à 1* MajrtjuMe qu'elfe luf
ferait ptaiitr de bien recevoir le>
Comte Dorfigni.
Ce fut le premier ordre que Ce-
liane reçut de Ton mari fans mur-
mure. J'aurai- du moins quelque de-
laffement 5 difort-enc ; car' quoique
DArfigni (bit attfit grave que mon
Miv
jalon*, SI n*« pas comme lui le droit
de gronder , & fur-tout il n'apas
ibixaate & dix ans.
la Marquife pofledoit tous les
tînmes qui peuvent prétendre à
fouraettre l'indifférence même ; elle
avok un efprit fin & délicat 9 une
imagination brillante 9 beaucoup de
beauté , & cette élégance aifée qui
donne des grâces aux perfonnes mê-
mes qui ne font pas belles. Tout bi-
zarre qu'étôit fen mari , elle ne le
haiflbit point ; elle regardoit cela
comme le fuprême* effort de- fit
vertu , & c'était en vérité tout ce
que fa vertu pouvoit faire. Elle fe
promettait auffi de lui être fidèle,
quel que fût jamais (en dégoût pour
fci , & fou pent bant pour un autre*
Dorfigni,de fon c6té»n'afpiroit pas.
à. un autre titre que celui de fon
ami ; dans fes principes il ne devoit
-U ne pouvait defirar que ceiui-tiL
*7Î
Ses affichâtes , felon lui , n'étoient
rien , ou n'étoient tout au pluï que
de fimples témoignages de comptai*
fance ; il bornait toutes fes vues à
confoler la Marquife .de l'ennui
qu'une femme de fon âge trouve né-
ceffairenjent dans la fofitude. Il eft
impoffible , dfifoit-il , de ne pas
«voir pitié de £ fituation ; mais mes
Jentimens auront jamais plus loin
cjue la pitié. Il ne favoit pas que la
tonppaffion quand die a pour objet
vue femme jeune & belle , ne man-
que pas <f être bientôt quelque chofe
de pKo que de b compaflîoi*. Le
vieux Marquis Fentendoit fouvent
traiter l'amour de fbiblefle, & fa con-
fiance en lulaugmentoit d'autant plus,
qu'il le croyoit moins fofceptiWe do
ceDe-là.
Cependant la morale du Comte
Je relâcfaoit de fa Sévérité à mefune
fie Citiane fiatérefibk davantage $
*74
mrô il ne s'en apperçevoit pa* i ou
il imputoit cet effet à fa pitié, L'ami-
tié çtoit le texte ordinaire de leur*
cçnverfations. Tirez-moi d'un doute
lu^dit un jour la Marquife ; n'y a-t-U
pas plufieurs. sfpéces^d'amitiés ? il
in* p&roît que celle que j'aurais, pour
une femflpe np feroit pa3 exaâeaxent
femblable à, ce que je fentirois pour
un homme* L'âge , le caraftere , &
peut-êtrç mêpie laperfqnne mettent,
félon moi, quelque^ différences dans
cette paiCoru. Pans ce fèntLpient >
s'il .vous plaît ^ 4ftJ e Comte en la
revenant. —4 4PS e ^ z ^ e comme
vous voudrez.; je qç m'embarraffe
pas du mot ; ma qtjeûion roule fur
la chofe même. , &. jjç, yw pwe des
m'aidec à Ja défiai f! Ma4am^ n lui .
répondit- il avec embarras*, Pajni#é ,
dok être conûqléf ée çonuft? ua fçi>-
tîment toujours calme , y toujours fe—
reiA , qui, oceppq 1^ * Ifry&îôé* ,
imisr qui ût la tfouWe point ; été
nea* fiât p*éÉfrerifiîe përfoiwe à
unèraotré ,-fens qtrïï réfufte aucune
paffiort y aucune inquiétude de cette
préférence ; Page , fe.caraflere , la
figure y lefexemême-, ne peuvent/
étfeodre ta» bagnes defamkié ; fi elfe
les paffofr , ce flômrte lûr cohvieri- r
droit plus, i— Vous êtes très - févere
dans v&s définitions ; eh bien, fa-
vois toujours £enfé que le domaine
de T*mkié étok plus étendu ; je la '
croyois fufceptible d'inquiétude , *
d'fopattèhcfe , <*e troûblfe même ;
cas' pourquoi Kabfencè'd'un ami ne \
tmubleroit -elle pas notre tranquiU '
lité ? pourquoi la crainte de le voir
pttfc froid & moins tendre ne nous
doàtfitttdh-eUé pas des inquiétudes ? "
pourquoi;.. Ce* cjueftions font très-
natureltes, interrompit le Comte , *
& je vous en aurois fait dépareilles ,
fi-yotts- ne^ m'aviez pas prévenu. Son » :
Mvj
vj6
cœur l'emportait arofi plus, loin que-
la volonté- ; fes chaîne* fe reflfer-
roient tous les jours , & il imagi»
noit encore qu'il étoit libre ;. quant
à Céliane , elle Tétoit réellement &
croyoit ne Titre plus. Il felloit qu'elle
s'occupât de quelque chofe , tétoit
une nécvflité pour elle ; cette nécc£
fité avoit beaucoup de part à l'inté-
rêt qu'elle prenoit au Comte ; &
l'intérêt que celui-ci prenoit à elle ,
étoit uniquement l'effet de fe* char»
mes»
Il étoit cependant vrai que Ce-
Eane commençoit à trou ver fàfoii-
tude plus agréable , & que Dorfignr
feul caufoit ce changement ; elle otfr»
blioit qu'il y eut d'autres fociétéa
dans le monde. Elle n'ofoit interro-
ger ïon cœur , de crainte d'y troifc»
yer des fentimens trop tendres, •
Pendant qu'elle étoit dans ces>dt£»
pO&ions, le vicia Marçû» ta tfl*?
porté par un accès de goutte r fis
veuve fe cotiduifit avec beaucoup de
décence ; tous ceux que le défont
avoir éloignés fongerenf i fe rap-
procher ; Dorfigni en conçut quel*
quedéplaifir ; Célianes'eirapperçûr
& ne s'en offenfa point. Un peu de
jakmfie dans un homme qui n 9 a pa*
plus de trente ans ne peut jamais dé-
plaire ; elle annonce de Tàmour ; ôt
Ton ne méjprife gueres Ftaiourd'im«
jeune^bomme , quand onr a foufieit
celui d'un vieillard. Je puis enfin cé-
der à mon penchant , difoît elle ; 2 ;
augmentera fin» doute- ; je fins là
maîtreffe de mes aâions , & je penfc
déjà que je dois à- Dorfigni le facro*
fiée de ma liberté.
Ce qui fc pafloit dfens Pâme èct
Comte étoit un peu différent, le ne
voudrais pas Être l'amant de Céliane,,
dîfoit-il , mai? je fuis certainement
feo ami» L'amitié à fe* devoirs ainft
17*
(es droits ; elle m'impofe l'obli-
gation de défendre te Marquife de
certains dangers auxquels échappe
rarement une femme* de fon âge &. .
de fa beauté , quand elle eft aban-
donnée à elle même. le dois furrout
la préferv^r des ennuis de la feB-
tujle ; çatf «ne jeune femme qui fe
laffede ljt retraite ., la quitte, quel-
quefois avec un empteflement qui la
précipite dafls une diffipatioiv ex*
tr$me &t toujours dangereuse. Je
dois, dqnc lui tenir moi-même Une >
compagnie ,fidele 3 & teniih en» tf)§~:,
meitems tput-l§ jefte dans J'éloigne- „
ment.
En conféquence de; cette réflexion, ,
il devint plus affidu qu^jatijais. Tous \
ceux qu'il: qcartoiti s'en* plaignirent^
& ne manquèrent pas, de mêler à ?
leurs plaiptes quelques traits fatyri- r
ques. Le Comte ,, qui» ne quittpit pas ■
Cpliane^ ^eubauQUûe; çaûnoiû»c^ .
*7^
de leurs difcours , ni de leurs pla*-»
fanteries ; il ne foupçonna pas même
qu'il eût pu. y donner Heu. te bruit?
en vint enfin aux oreilles de la Mar-
quife. Ces* propos ne fignifient rien y
s'écria-t-elle ; le monde eu oifif , il
s'amufe , puis-je l'en empêcher ? on
envie Dorfigni,, parce que je le pré-
fère : tant mieux , je ferois mortifiée
fi (on bonheur ne faifoit point de
jaloux.
Àuqun n'en parut plus piqué que
le Chevalier d'Àrcyt c'étoit un jeune
Gentilhomme dont la fortune çtoit
médiocre , & la perfonne très-agréa-
ble ; voifin de Céliane , il avoit for-
mé des defleins fur elle ayant même
qu'elle fut veuve j depuis qu'elle Pé-
trit , il s'étoit flatté d'avoir un fa* .
c\\f accès auprès d'elle : ce ne hit pas .
fans chagrin & fans reflfentiment qu'il
f<; vit trompé dans fon attente ; il ne
{% rebuta cegcndaat point s la, poli*.
feffe ne permettait pas de refofer
toujours fes vifites ; if fe pf opbfa
die profiter de ta première- qu'on
daignferoit recevoir ; fa perfév&
rance lui fit bientôt obtenir cette fa-
veur. Il traitoh Famour comme il l'é»
prouvoit , c*cff à-cErtf ,avec légèreté ;
il ne cherchent pas des détours dans
fes déclarations. Je vous jure , Ma-
dame , dit-il à la Marquife , que rien
ne m 9 a caufé plus de joie que votre
veuvage ; c'èft un coup du Ciel en
ma faveur* — * ne conçois pas ,
Monfieur , comment U perte que
j'ai faite , peut vous ittG avanta-
geufe. — - Eft-ce que vous ne m'a»»
tendez pas ? rien n'eft plus clair ce-
pendant ; je vous aime : il eft tout
fimple que le Marquis »*âtt déplu $
s v d s*éto*t conduit comme les ao-
rtes , il aurait été fupportafefe autant
que le font tous les maris ; mais il
mus retenott dans Fohfcurité ; il
^*us déroboît aux yeux de tous les
homme* ; il exerçoit fur vous une
tyrannie fans exemple. — Fai âa
&ns doute refpeâer (es volontés &
in f y foumettre ; je rfai point trouvé
ma retraite pénible. — Je fais que
vous n'étiez pas dans une folitude
abfolue ; mais le pfcilofophe Dorfi-
gni étok ail alpins aufli froid , àuffi
ennuyeux qu un mari* On dît que
Vous êtes réfôfae de vous borner à
fe compagnie tèn vérité, Madame,
c'eft-être très* près de n'en point
avoir du tout , à moins que vos
yeux n'ayent fait un miracle. Je ne
doute point de leur pouvoir ; mail
ta maniéré de voir eft 6 différente de
la nôtre? .•
L'arrivée (Je Dorfîgni interrompit
le Chevalier ; Se prévint la réponfe
que Céiiane altoit lui faire ; d'Arcy %
qui l'avoit connu à l'armée-, tâcha
de renouer leur ancienne liaifonj
cnvaîn il employai la polkeffe il
les prévenances les plus flatteiifes :
Dorfigni n'y répondît qu'avec beat**
coup de réferve & de froideur. Cé-
Hane prétexta qt^Lques affaires poùt
fortir -; le Chevalier voulut inutile»
jnent lui periuadèr de les renvoyer à
un autre moment ; le Comte démon*
tra qu'elles épient trop mpOnânte*
pour les fltffiéri&r ; il crut %'appercr»
voir qu'elle fe re^iroke&fimpaf çonv
plaifance poar hii , plutôt que pat
mépris pour le- Chevalier*
En. vérité; s'écria celui-ci , quand
Us fwrenr feuls , elle forme tuae ré*
folution admirable* Une femme- de
(on âge s'enterrer ainil toute vive h
mais vous , Moniteur , continua-t-il*
çn s'adreflant à Dorfigni , quelles
(ont vos vues pour jouer ainfi le
rôle d'un amant jaloux ? av^z-voua
çnvie d'être le héros de quelque Ro~
ifcan , ou voulez-vous élever U
i*3
Muqrife à la dignité d'héroïne ? —
le ne fuis pas fon amant , répondît
froidement le comte ; je n'afpirc
point à figurer dans un Roman , &C
je ferois fâché qu'on prit aucune li*
herté de cette efpece avec la Mar-
quife. — Je ne le ferois pas moins
que vous ; {a réputation m'eft chère ,
& je m'en déclare d'avance le Che*
yalier. — Et pour quelle raifon , s'il
vous plaît ? -i— n'en - ai - jç pas le
droit ? vous êtes feulement fon ami r
& je prétends être quelque choie
4e plus. — Il vous eft permis d'y
prétendre , mais il n'eft pas facile
de réuffir, •— - C'eft ce que nous ver~
rons ; je compte même fur vos bons
offices.— Chevalier!... — Vous ne-
pouvez me les refufer. — En vérité*
votre confiance ne pQuvoit être plus
mal placée ; je ne me fens aucun ta*
lent pour ces fortes de négocia-
tions* «—* Eh bien , je vous çondiâ»
nri ; j'ai déjà réttffi dans des entrer
prîfes également difficiles , & je ne
doute point de venir à bout de celle-
ci ; croyci moi > je vous en rendrai
bon compter
Céliane fe renferma dans fon ap-
partement jufqu'au départ du Che-
valier ; mats elle ne put s'empêcher -
de s'accirfer d^mpolitefle. Cependant'
difoit-elle, fi j'avais témoigné plu»
d'égards à d'Àrcy , f auroïs caufè de
l'inquiétude à Dorfigni , & puifque
je Faime,f aurois eu tort de lui faire
de la peine. Quoique je ne fois pas
amoureux de Céliane , difoit de fou
côté Dorfigni 9 je dois la fauver du
danger de fe fier trop avec un hom-
me auffi frivole , auffi inconféquent
que le CheviKer. L'amitié l'exige
fans doute de moi , & je ne m'écar-
terai pas d'un devoir fi facré de l'a-
mitié .
D'Arcy toujours occupé de fes
*«5
«ïdfeîns , écrivit le même jour ce
billet à Céiiane* « Condamner l'a-
» mour au filence (5c à Tinaâion f
» c'eft eue ttop féverjp ; des ordres
» femhlabks ne foat jamais exécu-
» tés ; je vous défobéis & je vous
»> défobéirai tant que vous ferez in-
» jufte. Pouquoi n'exçrçez-ypus pas
s» votije tyrannie fiir quelqu'autre ?
» £4&ojde witié de Dorfigni , par
*> exemple , hti peiftettia facilement
n d'obéir ; mais l'amour qui brûle
» au fond de mon cœur me rendra
m toujours rebelle »,
.Ce billet fournit & Q&ane um
ttowea* fujet de réflexions^ Suppo-
finis , dit-elle 9 que les foins que
me rend Dorfigni , ne Ment que de
l'amitié ; l'amitié , à la vérité , eft
quelque chofe ; mais l'amour exige
4e Fapicmr , là a'auroit pas contenu
qu'il m'eàt déclaré fes fentimens'
pendam ta vie du Marquis ; nàis^
iS6
prêtent , tt fe$ fentimens font con-
formes aux miens , cette déclaration
eft néceflaire,il faut qu'il s'explique ;
cette lettré me fournira les moyens
de le pénétrer. À ces mots , elle alla
àudevant de lui,& hii remit lé bHIef
entre les mains*
Dorfigni ne put cacher hn trou*
h\e &fon embarras en le lifant Que
dites-^ous de cela , Monfieur , M
demanda Céliane,avéc un air de né-
gligence & de défintéreffefnent fr ré-
pondrai- je à cette lettre ^ & fi fy
répdnds , que dfrâi )ef • — C'eft vo-
tre cœur & non le njien que vous
dëvet cqhïulter* — Oh , mon cœur
a déjà' décide , t'eû ftfon jugemefit
qui efl en fufpens.' , • Vous avez eu
fins doute unie. explication avec cFAr-
ty ? — Une explication , Mad*-
^iiel — Eh f oui /quelque ch©*^
Rapprochant au moins : ifeft ïmpof*
Û& <$& n'ait pas : cherché à : pébé-î
fflèr Fefpèce tf intérêt que vous pou-
vez prendre & fe demande Et ne
croyet-vous pas atiffi que j' a i du le
«hotâr pour mon Confident ?-:- Je
ne vous dit pas « e 1 â ; ftjtfjsïl^ft cer-
tains cfaofefr fer fc%ell« o» petit
s\fclaircir-fans chaleur j le Chevalier
a pu craindre de trouver eft vous m
©bûacle,, & «'être dêtérmihéà m^
«iife dans ï'opînbft qtfevbufcnedéJ
ïfcqui peut vous avoteditTela >Ui.
t» lettre. 'que vous veaeft 'de 1$t+;
•lkefta%pofitive,c« «nereèrtble.—
Cette lettre, Madame / peut vou*
è»:impeifcr .à 'phw'tfaii'^afds'i-u. Je
«eidajs.dànepâ» i y r «p0rtdrft .^.#0
pen&t taucompaiM . ^ v<ms '• le : àéH
vez, -—. Eh bien:; -voyez donc ce que
je lui dkab^Cetpffl vous plaira f
Moearae;^M;wtënkîfc<vW, Nfè$i>
ûtaty que eétte rfewrttilrté'éft'ïrèi»*
ivjutienfe.iuto.ij^iat^u »ottt :! M*!
4. . -
fttt
jame 5 «être intérêt ûe doit point
nous rendre injuftesi 3 eft vrai que
le votre... — - Eh bien , qu'enten-
dez-vous par le mien ? — Le votre,
dans cette occafion , vous preficrira
une conduite qi*e je ne crois pas
avoir le droit dtataminer. — -£n vi-
thé 9 JMonfieur , je voudrais- bien
povrour vous cntçndre ;... il faut fe
décider enfin ; répoftdrar-je à jU Jet-
tte de «PÀacjr . feulement par >moa &
fence ? •_» J*e filence , Madame eft
(ouvert .wê aveu. — Je lui écrirai
donc, & cela ne fera pas plus long-
tem^ différé.
' Non? verrons bientôt,, dit -en lut
même Porfigni , xpi?dlc fera fa ré-
ponfe iMê fdpetc qu'elle me la
communiquera i la curiolité de IV
mtfié eft certainement xxcu&ble. Le
doigte Àc l'inquiétude agitèrent ion
ame pendant font le reûe du jour Ce
Umfc fttvante. Le lendemain il ne
289
lut pas plus tranquille. Célîane le
trouvoit dans une fituation à-peu-près
ferablable ; elle étoit bien réfolue de
iatisfaire Dorfigni & de refufer le
Chevalier ; mais le choix des expref-
fions dont elle devoit fe fervir l'em-
harraflbit ; elle penfoit qu'il feroit
malhonnête de répondre durement
à une lettreçtgndre. Elle revoit en-
core 9 lorfquç le Comte entra dans
fon cabinçt. Eh bien , Madame , lui
dit-il , la lettre eft elle écrite ? le
Chevalier fait- il à quoi s'en tenir ?—
Non , mais il leî faura bientôt. -—
Cette incertitude eft une faveur. —
U n'en jouira pas longtems. — - Cela
eft vrai , mais il en jouit encore. Ce-
liane ne répondit pas & écrivit fur le
champ ce qui fuit.
» Pourquoi , Monfieur , exigez*
» vous une nouvelle explication ï
»vou$ auriez pu vous en tenir à
» la première ; vous a-t-elle parue
*9°
9) équivoque ? il faut donc que je
» m'explique mieux. Souffrez que j*
» vous prie de m'épargner vos afit-
» duités à l'avenir ; il n'eft pas eu
» mon pouvoir d'y répondre ».
Je penfe 9 dit alors Céliane , que
ce que je viens d'écrire fuffir. Le
£omte lut le billet & n'en fat pas
content ; il trouvoit qu'il difoit trop
& trop peu. — Je pafferai fur la
première phrafe , quoique je la
trouve trop ingémeufe , trop indé-
cife , & moins l'expreffion du re-
proche que de. l'approbation. —*
Vous me permettrez de n'être pas
de cet avis , û j'avois prétendu dire
à d'Arcy que fa paffion eft approu*
vée , j'aurois aifément trouvé d'au-
tres termes. — Cela eft vrai ; mail
vous auriez pu dans ce c?$ , vous
fervir auffî des mêmes. Je vais con*
tinuer»*. Fous auru^pa vous pi nràr
à U pttmkrt txplicadùu. Ne. vau*
2£I
ilroït-H pas mieux mettre , vous au»
jiei du. —~ Si vous le croyez ainfi ,
.faites cette correâioo. — Vous dites
enfiiite : Il faut donc que je rn explique
mieux* Il faut donc ! ces mots mar-
quent quelque ebofe de contraint.
Suppofons que vous enfliez dit : Je
m explique rnicfix u^préfent 9 cela ne
vous fembLeroit-il pas plus libre 9
plus expreiCf ? — Comme vous le
voudrez. <*»- Souffre^ que je vous prie
de rn épargner vus affiduitls. Je n'ap-
prouve point cette prière. Souffre^
que jemvous prie ! cela manque de
force. La phrafe par laquelle vous
imiflez : 11 neji pas en mon pouvoir
£y répondu 9 femble laiffer l'efpé-
rance d'une poffibilité à venir 9 & il
l'interprétera sûrement de cette ma-
nière. *~ Mais que voulez-vous donc
jque je mette à la place ? — Je ne
preferis rien , je me contente de
donner mon avis quand on le de-
Nij
*9*
mande... peut-être il feroït mieux de
iui marquer positivement queTefpé-
rance lui eft fermée pour jamais. —
Très-bien , Monfieur , répondit Ce-
liane , vous allez être fatisfait , &
fur le champ , elle fit tous ces chan-
ge mens à fon billet.
Il faut avouer , dit Dorfigni quand
il fut feul , qu'un ami tel que moi
eft d'un grand avantage pour une
veuve de vingt ans. De combien de
faux pas il peut la préferver ! je re-
doublerai de diligence & de foins ,
6c jamais je ne me relâcherai des
devoirs de l'amitié. De fon côté ,
Céliane raifonnoit ainfi en elle-même:
Enfin tous mes doutes font levés;
mon bon ami Dorfigni eft fans doute
mon àmantj& ce qu'il y a de mieux,
c'eft qu'il eft jaloux ; mais n'étend-il
pas fes droits un peu loin ? mon bil-
let n'eft-ii pas trop dur ? que dira le
pauvre Chevalier ? sûrement il n'eu
pas néceflaire que nous maltraitions
tous ceux qui ont de l'amour pour
nous. Mais enfin j'aime Dorfigni ;
cette févérité doit me paroître aifée ,
& je dois l'employer puifqu'il le
defire.
. Ce billet cependant , tout féyere
qu'il étoit , ne défefpéra pas d'Arcy ,
quoiqu'il mortifiât beaucoup fon
amour propre. Il s'en vengea par
quelques plaifanteries un peu ameres ,
qui furent rapportées à Dorfigni par
un conteur officieux , avec plufieurs
couplets dont il n'étokt pas l'auteur.
Le Comte rendit le Chevalier ref-
ponfable des unes & des autres.
Ceux , difoit-il , qui fe réjouiffent
aux dépens de la Marquîfe , ne font
pas tous fes amans ; d'Arcy l'eu ; il
ne prend la liberté d'en médire que
parce qu'elle a rejette fes vœux ; il
parle , il parlera-, il fera parler les
autres i il faut abfolument lui impo^
Niij
194
fer filcnce ; après cela le f efte ne
tardera pas à fe taire. Je ne lui donne
point la préférence dans cette occa-
fion , parce que )* me regarde com-;
me fon rival ; grâce au Ciel , je ne
fuis que l'ami de Céliane ; & un ami
doit certainement châtier un amant
infolent qui là calomnie.
Pendant qu'il faifoit ce rayonne-
ment , il avôit pris le chemin du
Château de d'Àrcy. Le Chevalier
vint au devant de lui avec beaucoup
de franchife & de gaieté; Quel mira?
cle , s'écria-t-îl î c'eft vous , Comte !
vous avex pu quitter Céfiane , vous
réfoudre à vous en éloigner pour
venir julqu'ici ! fur mon honneur ;
je regarde le facrifice que vous mé
faites , comme une marque de la
plus haute diftmôion.* — ^ Il n'y a
point de facrifice danS cette occa-
fïôn ; j'ai quitté CéKatie dans l'uni*
que deflein de la fervir , & de tirer
*9S
vengeance de certains propos har-
& & injurieux* -•— - In j uncux ! on
dit peut-être quelle vous aime ?... le
grand malheur ! fuppofons qu'il fût
queftion d'un traité d'amour honnête
entre elle & moi ; que pourrais - je
trouver , qwe pourroit-eile trouver
elle-même de défagréable dans les
propos qu'on en tiendroit } heureux
Comte ! jouiflez de Vôtre bonheur*,
& ne vous en plaignez pas ; je vou-
drais bien être le héros de l'hif-
foire ! — Et moi , je ne fonge qu'à
punir l'hiftorien. — Peut - on vous
demander quelle eft la viôime qu'a
choifi votre zèle ? — Vous. —
Moi ! vous croyez peur- être que
c'eft une chofe aifée. — C'eft ce
que nous verrons dans finftant. —
De tout mon cœur j mais une mi-
nute de plus ou de moins n'eft pas de
conféquence ; voulez- vous entrer &
Tous rafraîchir auparavant ? — • Je
Niv
196
ite fuis venu que pour chercher la
vengeance» — ■* Allons donc , &
{atisfaites - la du mieux que vous
pourrez.
Le Comte étoit à cheval ; d'Àrcy
y fut bientôt ; ils fortirent enfem-
fele & fe rendirent dans un petit
boi$ peu éloigné. Ils jugèrent à pro-
pos de fe fervir de leurs piftolets ;
l'affaire ne fut pas longue : au pre-
mier coup de feu , Dorfigni reçut
une balle dans la cuifle , le Che»
valier une autre dans l'épaule , & ils
fe trouvèrent hors de comhat Le
bruit des piftolets attira un des
gardes- chafles du dernier ; il prêta
aux deux héros bleffés toute Paffif-
tance dont il étoit capable. Par ma
foi , Monfieur , dit le Chevalier à
fon adverfaire , nous fommes tous
deux plus heureux que fages ; confo*
lons-nous de cette fottile ; auffi bien
faudroit-il la faire y fi elle n'étoit pas
«97
fiutfe* ? je fuis ravi de voir que vous
étés feulement bteffé; je ne fuis pas
moi-même dans un plus granddanger;
vous êtes très-éloigné de votre mai*
ion ; vous ne pouvez vous y rendre,
ni aller chez la Marquife fans beau-
coup de peine & quelque péril ; ve-
nez chez moi , je vous en prie fran-
chement ; vous me feriez la même
proportion dans un pareil cas , & je
l'accepterais fanshéfiter. — Je n'hé-
fiterois pas non plus ; mais. Céliane
n'a pas le moindre foupçôn... — - Ob
elle fera bientôt inûruite, -— Cela
eft vrai , mais.,. — Venez , venez y
je vois le motif de votre répugnance ,
vous avez peur de me voir partager
les vifites que Vous fera Céliane y
mais je vous mettrai, à votre arfe ç
elle me croira abfent ; on hn dira
que je fuis ici près dans un hermi-
tage , & elle fera par-là difpenfée de
ce&p<ajiteffes qu'elle croiroit ne pou^
29$
voir refufcr au maître de la maflbn;
Rien de plus honnête y ni de plus
généreux , répondit Dorfigni avec
quelque confiifion j vous obligerez
la Marquife > & cela fera plus décent ;
vous n'ignorez pas que c'eû par ce
feul motif que mon amitié y prend
intérêt* — Je ne fais fi vous vous
abufez vous même ; mais vous ne me
tromperez pas davantage ; vous ne
me perfuadereE point que vous n'a-
vez d'autre attachement pour Céliane
que celui d'un ami ; Dieu me pré-
serve d'un amour femblable à votre
amitié !
Céliane fut très-furprife de rece-
voir une lettre de Dorfigtbi datée du
Château de d'Arcy. Le Comte ne lin
marquoit pas les raifons qui l'y re-
tenoient ; il fe contentott de lui dire
qu'il feroit forcé d'y paffer quelques
{Durs. Elle s'y rendit auflïtôt accom~
gagnée «fcw vieux parent qui de-
*99
mettrait avec elle depuis la mort de
fon mari * elle apprit bientôt ce que
c'étoit que l'accident qui retenoit fou
ami. Elle ne concevok pas comment
il avoit pu fe porter à ces extrémités ;
elle lui fit de tendres reproches d'a-
voir ainfi expofé fa vie. Dorfigni
prétendit avoir rempli un devoir que
l'honneur & l'amitié rendoierit in-
difpenfable. Mais enfin , lui dit-elle 9
je fuis fâchée que vous ayez préféré
de vous faite tranfporter ici plutôt
que chez vous où chez moi ; comptez-
vous y relier encore longtems î —
Le moins que je pourrai. — Il faut
prendre garde qu'un départ trop
précipité ne nuife à votre fanté. —
Je ne fuis pas en danger... d'ailleurs iï
ne conviendroit pas que vous vinflïez
fouvent dans cette maifon. — Je ne-
vois pas la raifon qui pourrait m'en
empêcher ; la bleffure du Chevalier
levé toutes les difficultés^-— Qttoè
vous avez déjà découvert qu'il eft
ici ! "J— Pourroit-il n'y pas être î —
C'eft ce que nous faurons tçut-à-
Fheure ; je vais fonner. — Cela eft
inutile ; je n'ai pas envie de m'en in-
former ; voudriez - vous que )fi lui
fiffe une vifite ? — Je ne crois pas
qu'un compliment qu'on lui doit y
rende cette vifite nécëflaire* Dorfi-
gni fonna ; un valet vint % il l'envoya
demander,de la part de la Marquife ,
fi le Chevalier étoit vifible ; on ap-
porta pour réponfe qu'il étoit dans
lTiermitage voifin. Il tenok ainfi la
parole qu'il avoit donnée y & le
Comte dans ce meffage avoit voulu
lavoir s'il la tiendrait.
En vérité ce procédé eft fort bon»
nête r dit-il lorfqu'il fut feu! ; d'Ârcy
me paroît fincere ; mais je me gar-
derai bien de le mettre longtems à
cette épreuve. Sa blefinre cependant
me lui gérant pas de partir fitôt*
joï
quoiqu'elle ne fiât pas dangéfeafej
elle Pincommodoït beaucoup; Ce-
liane continua de le vifiter : fa pré-
fence le charmoit ; mais il ne gouw
toit pas un plaifir piir , parce qu'il
fe déficit toujours du- Chevalier. Ce-
lui-ci s'apperçuç de fon inquiétude y
& pour la diffiper entièrement , il
fe retira en effet à Phermitage où il
feifoit dire auparavant qu'il étoifc
D'Arcy aimoit-il ? non affu rément;
ion premier plan avoit été de faire
la conquête de la Marqnife. C'étoit
plutôt un projet de vanité que de '
paffion ; cette vanité venoit de chan-
ger d'objet ; elle fe&ifoit une affaire
de féconder le philofophe*
Quelque tems après le Comte fur
expofé à de nouvelles peines.; la
Marqmfe ait obligée de quitter la
campagne ; un procès de la plus:
grande importance exigeoit fa pré-
feace à Paris j lesplaifirs de la cap*»
taie font fi attrayans qu'elle fut en-
chantée d'avoir une fi bonne raifon
de les y aller chercher. Dorfigni au-
roit bien voulu pouvoir détourner ce
voyage ; mais il s'agiffoit de la meil-
leure partie de la fortune de Céliahe.
Il étoit parfaitement guéri de fa blef-
fure ; il pouvoit accompagner la
Marquife ; il avoit de la peine à s'y
réfoudre. Il y avoit quelques années
qu'il étoit forti de Paris ; il avoit
juré publiquement qu'il n'y revien-
droit jamais ; que ne diroit-on point
de fon retour ? Mais d'un antre côté
comment laifleroit-il Céliane expo»
fée à mille dangers dans- le féjour
même de la diffipation & de la fri-
volité ! combien de pièges ne lui
tendroit-on pas } combien de détours
la flatterie alloh employer pour la
féduire i & comment feule , fans ex*
périence & fan» fon ami éviteroit-
die les uns , fie réfifleroit - elle au»
.autres ? pouvoit-il fongtr à 1 abaiv
donner dans ces circonftanccs } L'a-
bandonner ,. s'éciioh le Comte avec
chaleur ! ce feroit la trahir ; ce ferait
creufer te précipice qui Couvrira
fous fes pas , & . dans lequel elle
tombera fais doute , fi je ne Yen
garantis par mes cortfeils & furtojit
par ma préfence ; il faut que je la
fui ve fans m'embarratfer des imper-
tinences que diront- le&'fot* & le*
écervelés. L'amour propre , il eft
vrai , s*ëfcve cpiftife'4e defiein ;
niais quand l'amitié • parte , Tamour
propre $afc fe taire.
H vola fur le champ chez la Mar-
quHe , qm fe, préparait â (on départ.
Vous le voulez,: lui dît-il"^ & je m'y
réfouds.À quoi r lui demanda- t-ellé
naïvement ? ■ •— À véus accompa-
gner à Paris* — À m'aécompagner l
cela t& éhçrmant !* de tout mon
toeuiv ~ Ma ïéfolutlon yèus dd~
*° 4
ptaît-élle ? vous l'approuvez fi fhjï-
dément,.. — - Point du tout, elle
me ravit ; & je vous aurois prié de
la prendre fi je rfavois pas connu
toute votre averfion pour cette
grande Ville» «— • Je ne fuis point en*
core reconcilié avec elle ; mais je
vous facrifie facilement mon dégoût
pendant quelques mois ; car j'efpere
que vous n'exigerez pas que je m'y
établtffe tout-à-ffùt* : .
: hà vérité étoit qiae la Marquife
n'exigeoit rien ; elle ferôit partie
feule fans aucun chagrin ; & elle
n'auroit pas voulu avoir à fe repro»
cher d'avoir fait violence à Dorfignn
Car enfin , difqit-el]e , ne peut-on
pas s'aimer; fans fe tyraomfer. Si
Paris déplaît au Comte , il peut
refier à la campagne ; je n'exigerai
jamais de mon amant des facrifices
pénibles j.& je fens qu'ily a diiplaifir
à les refufer. Tous deux étoieaf
3 °*
aînfi la dupe de leurs fentimens ; ib
attribuoient à l'amour & à Pindiffé-
rence des effets qui font toujours
oppofés à ceux de Tune & de l'autre*
Un fécond motif engageoit encore
le Comte à fuivrtf la Marquife ; le
Chevalier ne dey oit pas tasder à fe
rendre à Paris,où il alloit paffer tous
les hyvers ; il craignoit que ion amour
ne fè rallumât. Qui fait , difoit-il ,
s'il ne fe fera point aimer ? la fortune
a tes revers & fes retours. Mon ami-
tié a préfervé la Marquife d'une liai-
ion trop dangéreufe avec un homme
qui n'eft pas digne d'elle ; & fans
doute elle doit l'en défendre encore*
Céliane ne fut pas plutôt arrivée
dans la Capitale,qu'elle s'y fentit ani-
mée d'une nouvelle vie ; il auroit
été ridicule à Dorfigni de l'empêcher
de fe montrer en public ; il avoit là
plus forte envie de lui faire quelques
repréfentations à ce fujet ; mais il ne
jo6
Fofa pas. La Marquife parcourut le*
Épeôades & les promenades ; elle y
parut dans tout l'éclat de fes char-
ges , & fut l'objet de l'attentioit
«nîrerfelle ; elle n'étoit connue de
personne ; Dorflgni qui Pétait , fe
woyoit * i^ns ceffe environné d'une*
foule de petits maîtres très -gais ,
très-brillans , qui le tourmentoieht
de leurs questions & de leurs raille-
ries. Qui t'a donc reconcilié avec
Fefpece humaine, lui demandait l'un l
vous avez fait un joli choix , lui crioit
un autre* Nous efpérons que cette
Joëlle Dame vous rendra à la fociété +
&: qu'en reconnoifîance , vous nous
procurerez la fiennç. A tout cela r
Dorfigni ne répondent point ou ré*
pondoit très maL
L'affaire qui avoit amené CéHane
ctoit telle qu'elle l'aurok forcée de fe
réffendre dans les fociétés T tyiand
saême elle auroit y oui» vivre ignorée.
B était difé de voir qu'elfe ne regard
doit pas cette violence tomme une
infortune» Elle faifoit beaucoup de
vifites , & fut par conféquèm obli-»
gée d'en recevoir. Parmi <œux qui
s'emprefîbient à lui plaire , plufieurs
trait oient l'amour comme le Cheva-
lier. Ils n etoient pas daÀgèreu*>parcê
qu'elle étoit perfuadée qu'ils ne fon-
goient qu'à s'amufer eux-mêmes» Un
feul paroiflbit agir fêrieufement j
e'étoit Doricourt y jeune homme
dont la perfbnne réûniffoit tous les
avantages, qui peuvent plaine à «ne
femme , & l'efpm ., les talens néceA*
faires pour la féduire ; fes manières
avoient tout le iwJHant de fon âge *
& fes difeours toute la force du (en*
tïmerrt ; on hri ttouvoit beaucoup
de grâces & de gaieté , ians affeâa*
fion& fans contrainte. R a voit trom-
pé ptofienrs/ femmes , &VetoittoU*
fours conduit d^is fes ruptures de
jo8
manière à conferver fou crédit , Si
à fe faciliter de nouveaux engage-
mens. Un de fes grands fecrets étoit
de fe faire haïr après qu'il s'étoit fait
aimer. Il n'épargnoit rien ponr par-
venir à l'un & à l'autre , & toujours
il réuffiffoit ; il en coutoit à fa va-
nité ; mais il la facrifioit à fes pbi-
firs. Les entreprifes les plus difficiles
étaient celles qu'il tentoit de préfé-
rence ; il ne fe feroit point adneffé à
une femme qui n'eût pas mérité foii
eftime ; Fart de paraître toujours
trahi par celle qu'il trahiffoit , inté-
réffoit en fa faveur ; on ne craignoit
pas des infidélités de la part d'un
homme qui n'en avoit été que la
viâime.
i Une conduite fr particulière & fi
rare fixa néceffairement l'attention
de la Marquife ; on peut , difoit-elle ,
fbufirir fans danger un hommage fi
refpeâueux f Dorfigni étoit d'une au»
tre opinion ; l'apparence dû refpeft
i'allarmoit beaucoup plus que la té-
mérité. Çéiiane , difoit-il , fera sûr-
rement la dupe de cet artifice , fi
mon amitié ne fupplée à fon manque
d'expérience. En vérité , mon ami-
tié- Ta fecourue jufqu'à prélent bien-
à-propos ; fori affiftance, dans cette
occafion , me paroît fut tout très-
preflante. Il donna , en conféquence ,
à la Marquife plusieurs bons avis
qu'elle jugea tout-à-fàit inutiles* H
étok impoffible qu'elle vécut à Paris
dans la même folitude qu'à la canv
pagne : outre cela elle ne pouvoit
refûfer les vifites de Doricourt ; il
étoit le parent de plusieurs de {es
Juges , & lié d'amitié avec fon Rap-
porteur. Elle ne manqua pas de pefer
fur cette raifon> Raflivez-vous , ajour
ta-t-elle ; croyez-vous qu'il fuffife de
dire des choies tendres , d'une ma-
nière agréable pour faire de fimpreC-
$10
ftoa fer mon coeur ? — Hélas; Mad*
«Berceuse qui préfumeot tant de leurs
propres forces * font toujours bien
près de leur chute*
Une compagnie nombreuse arriva
& les interrompit ; Céliane fut bien*
tôt engagée dans une converfation
avec Doricourt. On fe forme fouvent
une feuffe idée d'une femme qui n'a
point vécu à Plans > lui dit-elle ; la
curiofité fixe un inftant l'attention
fiir elle ; le plâifir de voir un vifage
nouveau , le defir d'être le premier
à l'introduire dans le monde , Fef«
pérance qu'on a quelquefois de mé-
riter des remeroemens de lafociété,
toutes ces caufes \ concourent aux
hommages paffagers qu'elle reçoit»
La préférence que votre politefle
me donne aujourd'hui , coule vrai-
semblablement de la même fourcç *
& ne tardera pas à cefler. Ah Mada-
me, répondit Doricourt , quelle
SU
iftjofttce «fi ta votre ! daignez ai
moins ne pas me confondre avec h
foule des amans ; je n'ai de comma*
avec eux que la jeunefie. Je ne fuis
point fans principes ; f ofe dire que
les miens ont toujours réglé ma cortr
4uite. Je n'ai pas moins de confiance
<jue dé fenfibilité 9 & les premier
nœuds que j'ai formés me retiens
droient encore , fi Ton avok attendu
que je les euffe rompus. . .
Voilà quelque . chofe d'extraof cti*
naire ,. djt Céliane en elle-même. H
me femble pourtant, Monfieur, ajout
ta-t-elle , que vous concluez trop
précipitament en faveur de votre
confiance ; on vous a trompé 9 je le
Veux \ cela prouve- t-il que vous nV
vez jamais trompé. — La confe&cm
que je fais prouve au moins que^ -
préfère une vérité qui mortifie mop
amour propre , à une faufleté qui
le flatteroit, — Cela eft honnête 4
tnais n'y a-t-il pfis un peu de polM-
que dans <:et aveu ? — Elle ne ferait
pas toujours bonne ; & quelquefois
il feroit plus adroit de fe donner la
réputation d'infidèle. - Vous croyez
donc qu'il y a des femmes qui ne
craignent point d'être trahies ? —
l'en ai vues qui m'ont abandonné pour
des volages qu'elles me préféraient. -
Ne tomberiez - vous point dans l'er-
reur fi commune aux jeunes • gens ,
qui prêtent à mon fexe des défauts
qu'il n'a pas ? — Je ne parle que
d'après mon expérience ; & fans
doute elle eft bien douloureufe ; je
n'ai jamais formé d'attachement par-
ticulier qui ne fut fondé fur l'eftime;
mais parmi les vertus que j'ai cher-
chées fcrupuleufement , & qui dé-
voient faire mon bonheur , je n'ai
jamais trouvé la confiance.
Il méritait d'être plus heureux , ;
fe dit en foupirant Céliane : il n'eft
pas
3*3
fàk capable d'en impofer ; fes atten-
tions pour moi font reflet de la haute
opinion qu'il a conçue de mon carac*
f ere,& rien ne peut me flatter davan-
tage. Ainfi, Monfieur , continua-freUe
d'un air plus fat isfait après cette réfle-
xion , c'efi le jugement qui conduit
en vous l'amour ; cela je crois n'eft
pas fort ordinaire. — Fen conviens.
Madame , & je m'égarerois peut-être
plus facilement, qu'un autre , fi je
n'employois toutes les précautions
poffibles pour prévenir ce malheur.
Je ne me pardonnerais jamais d'ai-
mer un objet qui ne le mériteroit pas.
Votre beauté même m'atiroit ébloui
fans me toucher , ou du moins j 9 au-
tois évité ce danger par la fuite , fi
die n'étoit pas jointe à une ame plus
admirable encore.
Pendant cette converfation Dori-
Êourt avoit mis dans, fes regards une
éloquence paffionnée qui prêtoit une
O
M
I
314
nouvelle chaleur à fes dîftours. Cé-
liane vouloit envain fe déguiïer qu'elle
en fentoit toute la puiffance ; pour-
quoi , s'icrioit * elle quelquefois f
Dorfigni ne parle - 1 - il pas le même
langage. Ce langage commencent à
Vintéreffer ; & les fermons du Comte
lui devenoient chaque jour plus fafti-
dieux. Elle prend de l'humeur , difoit
triftement Dorfigni ; je n'aurai pas
fait encore deux remontrances que
je ferai complettement haï. Je fens
que mon amitié redoute cette haine ;
&C cela eft très- naturel ; mais je crains
davantage que Doricourt ne foit ai-
mé... Que m'importe après tout qull
le foit ? quelle raifon ai-je de m'en
affliger ? fuis- je l'amant de Céliane?
?flurément je ne le fuis point j ce-
pendant je ne puis concevoir pour*
cpioi je hais tous ceux qui le font.
/ P'Arcy arriva précifément dans
ces çirconftaçes ; û Dorfigni n'eut
pas emdéja beaucoup dei ^chagrin ^
cet événement Jus en eut donne ;
mais alors il lui fit plaifin II faut , dît-
U,oppofer l'ancien amant au nouveau;
il pourra caufer quelque diverfîon
dans rame- ide la Marquife.; la divi-
fidn affoib it les jfentimèns aufftbiea
que l^r forcée : k;\ ; «*c. y
< Le Chevalier ne fongeoit pas- à
toir Céliane, $c il étoit très loin.de
imaginer ! : cjuç Ae Omitteiui r même
yiendrdit leieherctercQttcUe fut far
&rprife quand! <4dB luiannooça jporfî-
gni!? combien àugroeôtat-eUe quand
Û l'entendit lui rappeiter l'amour qu'ifc
avoir eu pour la Marquife , & l'invi-
te* à lui rèadre Te* devtMts^Unrchan-
ggm^m fi piptiiptine lui parut par
«attire! ;'iU rtfol^iii'eo f ctaircir le
rootïf ,• & fit au jGgmte placeurs
queftions qui luiftruiûrent en partie
4e «vqtf ii<defiro*t. PteKi de fe cou»
faitafe,: 41, fis . fendit ctafeGéfianc*
EHé-fut-trfo-tttMmce â fonî^toor^e
revoir le Chevalier, &<fe le revoir
préfenté par Edriignu Quelle révo-
hltion étrange ,< dit-elle I ou Dorfi-
gnin'eft plus jaloux, ou voilà un
effet dé ;fa jaloufîe. H nV cependant
aucun fujet d'en avoir ; cachons-lui
mes foupçons ; jç^dois ces ménage*
Aeas à un honupeique j'aime ; mais
je fuis au défefpoir qu'il life fi mal
au fond de mon coeur ; il y verroit
^ue fi.jevfoufee Doricourç, c'eft que
mbn .procès -m'y oblige , & que
d'ailleurs , c'eft lui offrir un modèle
en amour que jr voudrais bien cpfiÈ
•; D'Arcy ^ècou^rit Wemôt que ie0
vues de Doricourt aUoient auffi loto
qu'il était poâîbk , & qu'il tfétôit
pas bottine à- fe contenter <fêtf6
Joufert. 11 avoit dé bonnes lumières
ûtr ia^pedbnoe , fur fon cffitfàef*
tefurtâtotiàiuté. Jfot te philosfaçhe,
i\7
di^il, a trouva ici tin mfiiédûvtA
table ; il s'obûipc à cacfefer cexpftL
fent ; & l'art dangereux de le- bien
exprimer cft celui, de fon» rival; ea
fait d'amour une ferame croit ocdi>
rarement tout se qui eft fi bien ^x*
primé.
-, Doricourt fut inquiet de voir
d'Ârcy reçu chez la Marquife ;ii
prît quelques mefures pour le faire
exclure ; mais il n'ofe pas donner le
moindre ligne de fon intention , ni
laifler échapper aucun mouveroeftt
qui la décelât. D'Arcy,dans lé même
tems , révoit aux moyens de ruiner
les efpérances de Doricourt ; maïs
{ans aucun itérée personnel ; il vo\u
loit feulement éclairer Céliane , &
forcer I?Qrfigni (à ^expliquer.
/Pendant qufc Doorrcôtfrt attaquoit,
^e coeur de lu Marquife,, il entrefer
nojt une autre liaifon formée députe
longtems avec une jeune veuve très-
Oiij
tonalité, que des r aifons particuliè-
res retenofent à la campagne. Cette
abfence qui le fevorifoit dans fei
▼ues fur Céliane , l'empêcha de re-
courir à fon expédient ordinaire, D
ne vouloit pas rompre avec Tune fans
être sûr de Pautre , il trouva plaifant
de conduire les deux intrigues à la
fois. La retraite de la Comteffe de
Leftival , c'eft ainfi que fe nommoit
la veuve ., n'étoit pas éloignée de la
Capitale ; fon amant,qu'elle croyoit
incapable de donner l'exemple de
Finconftance, lui faifoitde fréquen-
tes vifites ; il trouvoit toujours mille
prétextes pour les abréger ; on en
gémiffoit ; mais on cédoit. La tendre
Leftival ne fe feroit pas permis un
foupçon ; elle jugeoit de fa fincérité
par la réputation qu'il avoit acquis
d'être fincece. Tput confpiroit ainfi
en faveur de Doricourt , la bonne
foi de la Comteffe , l'humeur & la
M9
prévention de Dorfigni , les fenti-
mens mêmes de la Marquife. Mais
cPArcy n'entroit pas dans cet accord ;
il s'étoit tracé un plan , & il le fjd—
voit avec une confiance dont on ne
*
Pauroit pas jugé capable. La fortune
le féconda. La Baronne de Lignerai,à
laquelle il avoit offert fon cœur,étoit
par hazard dans la plus étroite inti-
mité avec Madame de Leftival. Celle*
ci n'avoit point fait à fon amie un
myftere de Pamour fecret de Dori-
court , du retour donlt elle le payoit ,
ni de fes vifites. Ce que Madame de
Leftival avoit dit à la Baronne , la
Baronne ■ le dit à fon amant ; & le
Chevalier réfolut auffitôt de le dire''
à la Marquife. Il préféra cependant
de la rendre témoin de l'infidélité
de Doricourt ; cela devoit produire
une fcene plus frappante pour les
parties intéreffées , & plus réjouit
fente pour lui. * *
Oiv
310
Il felloit commencer par lier la
Baronne avec Céliane ; il alla trou-
ver Dorfigni pour la lui propofer ; le
pauvre Comte étoit tombé dans une
mélancolie profonde qui Pavoit teW
lement changé qu'il n'étoit plus re-
connoiffable. Mon cher Philôfophey
lui dit d'Arcy , vous pouffez votre
fyftême trop loin ; je vous en prie ,
prenez de mes confeils ; vous vous
en trouverez bien ; voyez , parlez ,
agiflez comme le refte des hommes j
vous y rencontrerez de l'agrément. —
Je n'en vois aucun dans ce qui eft
ridicule. — Soit , Mais pourquoi
vous taire , quand vous avez mille
raifpns de parler ? — Je vous affiire
que je n'ai rien à dire , — - Enfin
vous fouhaitez d'être aimé , & vous
ne faites rien pour l'être, — Qui
vous a dit que j'aie jamais eu cette
prétention ? — Ah , mon pauvre
Comte ! pouvez * vous l'ignorer %
3«*
quand tout 1^ monde s'en apperçoîn
St^ofcris'qifil n'en (bit rien, tant
pis pogrVous , l'amour eft quelque
chofe de très-agréable , & j'en fais
aujourd'hui Theureufe expérience. —
Jufte <îiel I vous êtes! aimé ! '...—-
Oui le Baronne de Ltgtiêfai m*a fait'
vâlr- tome fa tendreife , & j'y ré-
pOftds fiiicéremtutv Quoi > vous êtes
aimé de ta Baronne dé Lignerai , s'é-
cria triftement Dorfijrii I cela eft
bkfc malheureux ajouta - 1 - il en lui-
«îéme £ ! Dôrfcotrft 'ne va plus trou-
ver d'obftàcles; Édoutëz , reprit le
Chevalier > la Baronne peut vous
rendre un grand fervice ; fi vous le
voulez , elle mettra fin à vos inquié-
tudes, — Qu'entends- je ? elle pour-
rait écarter ! . .V mais par quel
moyen r — - VousJe faurez ; tout ce
qte vous avez à faire c'eft de tâcher
«te la lier avec la Marquife. — — De
tout mofixeeur j mais f agis * abfokir
ment fans intérêt. — - Oh <p#nt it
vos intérêts , laiflez-çn le foin à la .
Baronne & vous n'y perdrez pas.
Les deux Dames ne tardèrent pas
à fe rencontrer enfemble dajis une
loge à Topé^a > par les foins du Che-
valier : elles entrèrent en converfa-
w
tion , fe plurent /une; à l'autre , fe
vifiterent & devinrent, inféparables.
Doricourt connoiflbit très - peu la
Baronne , & ignore* quelle connut
Madame de.Lefl^i ; il ne fe con-
traignit point devant elle/; il vit
avec plaifir que d'Vçy lui était at- .
taché , il fut charmé de ne plus
craindre en lui un rival Quelque
tems après il dit à Céiiane en pré*
fence de Madame de Lignerai , qui .
l'entendit , qu'une affaire inattendue '„
l'appelloit hors de Paris 8c l'y re-
tiendroit plusieurs jours. La Baronne
devina la caufe de cette abfence ; elle
propofa à Céiiane . d'aller pafler le
i
/
tems à là campagne chei une de fes
«nies ; le Chevalier dit qu'il feroit
de la partie & fe réunit au Comte*
»* * »
pour déterminer la Marquife ; elle y
oonfentit & le lendemain du départ i
de Doricourt , on fe mit en voyage ,
& tout le monde arriva de bonne
heure à LeffivaL
Je vous amené , dit la Baronne à
fon amie , une compagnie qui fait
mon bonheur , & qui fera certaine-
ment le vôtre. La Comteffe répon-
dit avec politefle ,, la remercia de ce
qu elle'éteit venue égayer fa folitude.
Bon , "boa , lui dit le Chevalier ,
j'ofe dire que vous n'êtes pas abfolu-
ment feule. — - En vérité , je n'ai
perfohîie , à l'exception d'un ami
qui m'a fait une vifite , & dont je
lie fais point myftere , parce que
nous fommss arrangés pour la vie.-
Et quel eft l'heureux mortel, de-
manda la Baronne ^en riant ? Vous le
Qvj
fa vez bien , répondît la Coffifeffe %
je vous en ai parlé plufieurs fols »
t'eft Doricourt. Doricourt , s'écria
Céfiane avec une vivacité & une
furprife involontaire ! pourquoi cette
exclamation , Madame , lui dit Dor-
figni d'un air un peu chagrin ? je vois,
reprit la Comtefle avec quelque cou-
fuiïon*que Doricourt ne vous eft pas
inconnu i puisse vous demander
quel eft l'intérêt que vous y prenez ï
Aucun , Madame , répondit Céliane ;
mais je le croyois plus loin de Paris >
& occupé d'affaires d'une efpèce
bien différente. Je ne fais > répliqua
Madame de LeiHva),avec une certaine
émotion , fi ces affaires vous regar-
dent ; mais vous me paroiffez y pren-
dre beaucoup de part. Doucement >
interrompit la Baronne > ceci ne doit
pas aller fi férieufement. Où eft Do-
ricourt ? il eft à la chaffe , répondit
la Comtefle, Oh, cteft un grand
3*5
ctefleur , décria d'Arcy t je gag*
qu'il court actuellement lieux lièvres»
Doricourt arriva dans ce moment
même ; fe confufion ne peut être
décrite à la vue d'une compagnie
qu'il n'attendoift pas» Il examina le»
yeux de Céliane qui lui femblerent
un pen graves ; ceux de la Comteffe
montroient à la fois de la colère &
de l'indignation. Allons* mon amf %
lui cria d'Arcy , de la réfoLution y
tu as de Pèfprit ^ voyons comment
tu te tireras de cet embarras ; le
coup de maître eft de convaincre ces.
Dames qu'elles ont tort y & de met-
tre la raifon de ton côté» Eh pour-
quoi non , répondit - il f fuis-je &
coupable ? mais avant tout , mes
Dames., puis -je vous demander &
vous avez eu quelque expKcatioa
cnfemble ? une explication, Moiv
fieur , dit .Céliane ! elle n'èft pas né-
«flaire. Une explkatîçn , dit à
3*6
fon tour la Comteffe ! » . • je fois sûre
qu'elle ne vous feroit pas favorable.
Elle fera ce qu'elle pourra , reprit
Doricourt , & je vais la donner
moi-même. Il eft vrai , coritinua-t-il,
en s'adreffant à la Comteffe & en lui
montrant la Marquife , que j'ai porté
à cette Dame des hommages que je
vous avois d'abord adreffés. Elle de»
meuroit à Paris ; vous , à la cam«
pagne ; elle étoit toujours devant
mts yeux , vous vous y trouviez
rarement ; mon cœur s'eft divifé en
dépit de moi-même ; x'eft la pre-
mière fois que j'ai agi d'une manière
oppofée à mes principes , & vous
conviendrez du moins qu'ils font
meilleurs que ma conduite ; cet inf-
tant m'y ramené ; mes incertitudes
ceflent , & je vais me déterminer.
Monfieur , interrompit Céliane ,
ne vous preflez pas de vous décider,
vous vous croyez sûr du coetir de
3*7
l'anç & jdç l'autre , ' & : voa? vtoos-'
perfuadez qu'il ne vous refte qu'à
choifir 4 fortez de votre, erreur • -&
connoiffez-moi ; vos difcours m'ont
plu , fans m'occuper ; vos fentimen*
xp'ont amufée & nç m'ont . jamais»
touchéç. Je fuis fi, indignée de votre
perfidie pour Madame ! de Leftival ,
qu'il ne m'eft pas poflibîe de vous la
pardonner. Et moi, s'écria-t-il en
courant fe jetter . aux pieds de la
Comtefley j'efpere Jroat.de.iès boi**
tés ; votre vu$ même plaidera en-
ma faveur ; elle éxcuferà mon éga*
rement , & Ton me pardonnera en*
faveur de vos charmes , de mon re-
tour &: de, me? remords*
A merveille , s'écria d'Arcy ; oo
ne peut pas mieux ie tirer d'un mau-
vais paS. plions , œ&$ Dames , un'
peu de pitié ; que la première qui a
reçu fes foins , les reprenne encore*
& rentre dans fes droits ; je fais que'
J\jWtre?oe les* lui contefte point. Et
toits 9 Monfieuf , ajouta t-il en s'a-
ckeffant à Docfignt , pendant que 1*
Gomtefle rele voit Doricourt , vous
regardez tout cela comme fi vous;
étiez, à demi pétrifié. Voyez dans*
quel abîme votre fotte phflofophie &
^té fur lé point de vous précipiter I
profitez de la circooftance ; vous'
avez de l r amour par-deffus les yeux r
& vous avez ta hauteur de n*eft point
convenir. Confeffe , philofophe %
çonfetie ton amour à celle qui te fr
infpiré ; -eft-U fi difficile & fi humi-
liant de dire qu'on aime ? parle »
jure y quand même il n'en feroit rien,,
& peut-être cela n*en vaudront que
meuXé
Les regards* de Dorfigni. étoient
baiffés , ils fe postèrent (tir la Mar-
qptiife ; il s'élança auprès d'elle, D'Ar-
cy , lui dit-il, a mieux ti que moi
dons mon coeur , moi> a&ûitoé étoit-
î*9
iè Famouf. Je ne devr ois peut-être
pas répondre à des fentimetis dont
vous ne m'avez jamais parlé , repli-*
4jua Céliane ; je les avois pénétrés , il
eft vrai 9 mais pendant que je chef-»
chois à me perfuader que vous m'ai-
miez 9 vous fembliez apporter tous
vos efforts à me convaincre du corw
traire. — Àh pouvez- vous blâmer
mon refpeâ , ma timidité , mon er-
reur. — Oui , Monfieur , je le puis,
je le dois ; vous auriez fixé mon in-
clination qui ne pouvoit l'être fans
cfe fecours ; j'ai cru pendant quelque
téms qu'elle Pêtoit ; mais je crains
bien d'avoir pris l'intention pour
l'effet. Qu'ai-je entendu , s'écria le
Comte ! il ne put prononcer que
ces mots ; il y vit la certitude dç
ion malheur ; fon front fe couvrit
d'une pâleur mortelle ; on eût dit
qu'il alloit expirer ; h Marquife qui
s'en apperçut , changea de couleur
JJft .
elle-même ; elle fe précipita fur lui ,
& lui fit refpirer des fels ; elle laîffa
couler quelques larmes qu'elle ne put
retenir ; Dorfigni les vit & revînt ^
la vie.
Très-bien , s'écria cTArcy qui ne
perdoit de vue aucuns de leurs mou*
vemens ; voilà qui eft admirable ! ils
fe font enfin entendus; Encore quel-
ques pas en avant & vous ferez tous
4eux au même point. Dans quelle
fituation cependant avez - vous été.
jufqu'à préfent ? vous Dorfigni ,
vous étiez amoureux en dépit de
vous même ; vous , Céliane , mat
gré vous , vous étiez indifférente. II
juroit qu'il ne vous aimoit pas ; vous
étiez convaincue que vous l'adoriez ;
vous vous êtes mépris tous les deux.
Cela peut-être , répondirent-ils avec
un foupir. Gela a été , reprit le Che-
valier ; je vais vous dire à préfent ce
qui fera. La Marquife aimera un peu
Î3*
plus , le Colite un pat moins , vous
reviendrez à l'équilibre 9 6c tout ira
bien. Nou$ en courrons les rifques ,
répondirent-ils enfemble ; & j'efpere
juftifier votre prédiâion , ajouta Cé-
liane ; & moi j'efpere la démentir
ajouta Dorfigni.
4
J
n»
A JL 1 JN ÏL >
BLEINE DE GOLCÔNDE.
*\P tTR E.
X a R votre ordre , belle Eliantc,
levais, du léger Hamiltpn ,
Avec ane voix glapiffaote ,
Effayer de prendre le ton.
Il avoit ane tendre Lyre ,
Dont il joaoit adroitement ;
Mcme au milieu de fon délires
Moi , je n'ai qu'un Sîftre allemand,
Et les fons tigres que j'en tire ,
Ne peuvent 4 à ce que je crois,
Bien accompagner ma voix,
Alais fans m'arrôcer davantage ,
Je vais vous raconter comment
Aline , auprès de fon Village ,
Troqua, dans un Vallon charmant,
Son innocence 8c fon laitage
Contre un vilain petit enfent.
Vous,en pareille circooffcnce >
*# ...
Voici cetf&e Vbutf àuriés fait';
Voà$ auriez mangé votre lait ,
Œfccodftrvé votre innocence ;
Aline , de cet enfant H ,
• 3 \Bo*t le ha&rdm'avblfcfair père,
Fit« fesf parents un fnyftere • • r ' "
Mais fit taille â la fin paria.
Sa mère ipême apprit par fà
Qu'elle feroh trop tôt grand'm'érfe.
t ^aî remarqué que les parents
Oàt tous- uttifmgulier caprice ; ' "*
Us veulent qu'on les avertiffè
Avant de faire des enfants ;
Mais H eft rare 'qu'on le puuTe.
Mon Aline jp'avèrtit pa$ ,
Faute d'avoir prévale cas $
La maudite naere^. en furie,
Donne cent cou}* a ma beauté;
Son doux vifage eft fouffleté,
Sa gorge d'albâtre eft meurtrie s
Et pour comble de cruauté ,
Mon brutal beau-pere irrité ,
ChaiTe à jamais de fa patrie
Aline & ma poftérité.
Cependant , malgré ce tapage;
W4
font Aline raflkr e» tWM »'
Le Cieleft toujours aderdooi
four U beauté <pi n eft pas 69M
Ce jamais on joli vifàge
Ne fat , dicton , .mangé des Loup*
D'Aline, une Ville inconnue,
Reçut un petit citoyen ; .
Partout elle fat bien reçue »
Elle ne manqua plus de rien )
Et des gens, qui depuis l'ont rat}
M'ont dit qu'elle fe portoit bien.
* -
335
LA R El NE
DE GOLCONDE,
CONTE.
J
£ m'abandonne à vous, ma plume ;
jufqu'iq mon efprit vous a conduite,
conduifez aujourd'hui mon efprit,
& commandez à votre maître*.
Le Sultan des mille & une nuits
interrogeoit Dînazarde ;• le Géant
Molinos , fon bellier , & .on leur
contoit des hiitoires ; contez m'en
aufS quelqu'une que je ne fâche pas.
Il m'eft égal que vous commenciez
par le milieu ou par la fin.
Pour vous , mes Lefteurs , je
vous avertis d'avance que c'eft pour
mon plaifir , & non pour le vôtre
que j'écris. Vous êtes entourés d'à*
mis, de maîtreffes & d'amans ; vous
n'avez que faire de moi pour vous
amufer ; mais moi , je fuis feul , _& je
voudrois bien me tenir bonne com-
pagnîe moi-même,
c .Arlequin , en pareil cas , appelle
Marc-Aurele , Impcraior Romano , à
(on fecours pour s'endormir : moi
l'appelle la Reine de Golconde
pour me . réveiller.
c J'étois dans un âge oh un univers
nouveau fe déployé à des organes!
peine développés , oîi de nouveaux
rapports nous lient aux êtres qui
nous environnent ; où àes fens
plus attentifs, où une imagination
frit» ardente nous fait trouver de plus
îrwis deûrs dans de plus douces illu-
sions : j'avois quinze ans en un mot ,
é£ j'étois loin de mon Gouverneur
&r un, grand cheval Anglois à la
queue de vingt chiens CQUraus , qui
cfriflûienîma vieux fenglier t jugefe H
jfétaiç facweuxr ^u-boùt d^quatM
heures ,
337
heures , ces' chiens tombèrent en
défaut , & moi aufîi. Je perdis la
chaffe , après avoir longtems couru
à toute bride. Comme mon cheval
étoit hors d'haleine , je defcehdis ;
nous nous roulâmes tous deux fur
l'herbe ; enfuite il fe mit à brouter
& moi à dormir.
Je déjeûnai avec du pain & une
perdrix froide, dans un Vallon riant »
formé par deux coteaux couronnés
d'arbres verds. Une échappée de
vue ofFroit à mes yeux un Hameau
fcâti fur la pente d'une colline éloi-
gnée , dont une vafte plaine , cou-
verte de riches moiffons & d'agréa-
bles vergers me féparoit.
L'air étoit pur, & le Ciel ferein f
la terre encore brillante des perles
de la rofée 9 & le foie il à peine au
tiers de fa courfe ne caufoit encore
que des feux tempérés , qu'un doux
zéphir modëroit par fon haleine.
P
31*
Ott font ces amateurs de la nature f
qui favent fi bien jouir d'un beau-
tems & d'un 'joli payfage ? c'eft pour
eux que je parle ; car pour moi ,
j'étois alors moios occupé de cet ob-
jet , que d'une Payfanne en corfet
& en cotillon blanc que je voyois
Tenir de loin avec un pot au bit fur
fa tète* Je la vis avec un fecret plal-
fijr paffer fur une planche qui fervoit
de pont au ruiffeau-, & fuivre un
/entier qui devoît conduire Ces pa$
auprès de l'en droit où j'étois aflf:s. Eij
approchant 9 elle me parut d'une
grande fraîcheur ; & fens rien con-
cevoir de ce qui fe paflbit au- dedans
de moi , je me levai pour aller à ùl
rencontre. Chaque pas que je faifois
lembelliAbit à mes yeux , & bientôt
feusj-£gret& tests ceux que j'auroif
pu faire pour la voix plutôt. La Géor-
gie & k Ctacaflie ne produisent quf
des monûres eo< oomparaiipn de jxf§ .
SÎ9
petite Laitière , & jamais une créa-
ture auflî parfaite n'avoit orné l'unie
vers. Ne fâchant quel compliment lut
faire pour entrer en converfation
avec elle , je lui demandai à boire
un peu de fon lait pour me rafraîchir.
le lui fis enfuite quelques questions
fijr fon Village , fur fa famille , fur
l'âge qu'elle avoit ; elle me répondit
à tout avec une naïveté & une grâce
qui rendoient fes paroles dignes de
fortir de fa bouche*
Je fus quelle étoit du* hameau
voHin , §c qu'elle s'appelloit Alice»
Ma chère Aline , lui dis~je , je vou-
drois bien être votre frère : ( ce
n'eft pas cela que je voulois dire , )
& mol , je vpudrpfo bien être votre
fpeur , mç *épondit-eUe. Ah ! je vous
aime peur; le moins i autant que fi
vous Tétiez , ^JQUtaL-je en Pembraf.
fant. Aline .voulut fe défendre de
mes carpfes , Si dans les efforts
Pi;
34*
qu'elle fit , fon pot tomba & fon*
lait coula à grands flots dans le fen*
tîer. Elle fe mit à pleurer ; & fe dé-
gageant brufquement de mes bras^
elle ramaffafonpot & voulut fefaiw
ver. Son pied glifla fur la voie lae-t
tée , elle tomba à la renverfe ; je
volai à fon fecours , mais inutile-
ment. Une puiffance plus forte que
moi m'empêcha de la relever,& m'en*
traîna dans fa chftte.... J'avois quinze
ans, & Aline quatorze ; c'étok à cet
âge & dans cd lieu que flàmour nous
attend oit pour nous donner fe^preV
mieres leçons. Mon bonheur fut d'a-
bord troublé ^par les pleurs d'Aline f
mais bientôt fa douleur fit place à la
volupté , elle lui fit auffi -verfer dés
larmes, ! Et quelles larmes) ce fut
alors que je^ connus vraiement le
plaifir , & le plaifir plus grand d'eii
donner à ce qu'on aime. - '
Le tems qui ;fea*bloit avoir- çeflç
34i
d'exifter pour nous , fuivoit fa mar-
che pour le refte de la nature , .&
le foleiï , incliné vers Thorifon , rap-
pelloit les bergers à leurs cabanes &
les troupeaux à leurs étables : l'air
retentiflb t du fon des cornemufes&
des chants des travailleurs qui retour-
noient au repos» Il eft tems que je
m'en aille , dit Aline ; car ma mère
me battroit. Je refpeftois encore ma
mère dans ce tems là ; je n'eus pas
Pefprit de la défabufer du refped
qu'elle avoit pour la fienne. J'ai perdu
mon lait & mon honneur , ajoutait-
elle, mais je vous te pardonne. Allez f
lui dis-je , vous êtes plus blanche
que n'étoit votre lait, & le plaifir
vaut mieux que l'honneur. Je lui
donnai le peu d'argent que j'avois
fur moi & un anneau d'or que je por-
tons au doigt ; elle me promit de ne
jamais le perdre. Nos vifages toujours
collés l'un contre l'autre fe fépare^
Piij
\
34»
rent humides de larmes & de baifers.
7e remontai à cheval ; & après
avoir fuivi aufïi loin que je pus des
yeux ma chère Aline , je fis mes der-
niers adieux aux lieux confacrés par
mes premiers plaifirs , & je revins
au château de mon père , bien fâ-
ché de n'être point un petit payfan
du hameau d'Aline.
.Pavois bien réfohi de ne plus aller
à la chafle ailleurs que dans ce char-
mant vallon , & de faire grâce , en
faveur de la belle Aline > à tout le
gibier de la province j mais ces pro-
jets , fi chèrs à mon cœur , s'éva-
nouirent comme un Congé. J'appris
en arrivant que des nouvelles impré-
vues forçoient mon père à partir le
lendemain pour Paris. II m'emmena
avec lui ; j'embraflar ma mère en
pleurant ; mais c'étoit Aline que je
pleurois.
Le tems ronge l'acier & l'amour ;
Î43
fétois inconfolable en partartt , je
fuis confolé en arrivant ; à mefure
que je m'éloigne d'Aline , Aline s'é-
loigne de mon efprit , & la joie
d'entrer dans un monde nouveau me
fit oublier les délices de celui que je
quittois. Le libertinage & l'ambition
remplacèrent l'amour dans mon
cœur. Je fervis fix pénibles campa*
gnes 9 dans lefquelles je reçus de
grandes bleffures & de petites ré-
cômpenfes ; je revins à Paris me dé-
dommager , dans le fervice des Bel-
les , de tout ce que j'avois fouffert
du fervice de l'Etat.
Sortant un jour de FOpéra , je me
trouvai parJiazard à côté d'une jolie
femme qui attendoit fon caroffe.
Après m'avoir regardé avec atten-
tion , elle me demanda fi je la rc-
connoiflbis ; je lui répondis que j'a-
vois le bonheur de la voir pour la
première fois. Regardez moi bie* ,
Piv
344.
» dit-elle ; Tordre n'eft pas dur , ré-
ponilis-je , & voire vifage faura
'bien vous faire obéir : mais plus je
vous regarde , plus je trouve de
différence entre tout ce que j'ai vu
jufqu'à préfent & ce que je vois à
cette heure. Mais puifque mes traits
mêmes ne vous rappellent point,
dit elle, peut-être que mes mains
feront plus heureufes. Alors ôtant
fon gand , elle me montra l'anneau
que j'avois jadis donné à la petite
Aline : Tétonnement m'ôta la parole.
Son carofle arriva , elle me dit
d'y monter avec elle , je la fuivis. .
Voici fonhiftoire.
» Vous vous fouvenez peut - être
. » encore de mon pot au lait & de
- » tout ce que je perdis avec lui. Vous
. » ne faviez ce que vous faifiez , ni
» moi non plus ; mais je fus bientôt
» que c'étoit un enfant : ma mère
» s'en apperçut auffi, & me chaffa de
34*
n la maifon ; je m'en aillai * deman*
» dant i'aumonc , à la Ville voifine ',
» où une vieille femme me retira.
» Elle me iervoit de mère , & je
» lui fer vis de nièce ; elle eut foin de
h me parer & de me produire ; je xén
» pétois fouvent , par fon ordre ,
j% les leçons que vous m'aviez don-,
» nées ; & comme vous aviez eu
» pour fucceffeur immédiat le Curé
v du lieu y votre fils lui échut en par-
*> tage. Il en a fait depuis un très-jol^
» enfant de chœur» Ma tante efpérant
» que ma beauté lui fer oit encore
» plus utile dans une grande Ville 9
» me mena à Paris , où après avoir,
» paffé par piufieurs mains diiTéren-
» tes , je tombai dans celles d'un
» vieux Préfident : une des premie-
» res perfonnes de l'Etat pour la
» dignité , étoit une des dernières
» pour l'amour ; &c il fe trouvoit
» réduit à bien peu de chofe , quand
Pv
\
34*
>9 il étoit dépouillé de fa perruque*
» de fa fimarre & de fon porte-feuil-
» le* Cependant le peu qui en reftoit
» m'aima à la folie , & nous combla ,
» ma tante & moi , d'argent & de
» pierreries. Ma tante mourut , j'en
» héritai ; j'avois environ vingt mille
» livres de rente & beaucoup d'ar-
» gent comptant ; je trouvai le mé-
» tier que j'avois fait jufqu'alors en-
» nuyeux, je voulus faire celui d'hon-
» nête femme , qui a auffi fon ennui*
» Pour deux louis que je donnai à
» un généalogifte , je fus une fille
» d'affez bonne maifon. Quelques
»liaifpns que je formai avec des
m gens de lettres me valurent la ré-
h putation d'efprit , peut-être mê-
» me un peu d'efprit. Enfin un honv
» me de naiffance , riche de plus de
» cent mille livres de tente , crut
» foiWément payer ma vertu , en
n m'époufant , & la pauvre Aline eu
547
» à préfent pour le public , la Mat*
» quife de Cajldmont ; mais pour vous,
» la Marquifc de Cafielmont , veut
» encore être Aline »,
Et qui avez-vous plus aimé , lui
dis-je , de tout ce eue vous avez
connu } « Pouvez-vous me le de-
» mander , me répondit-elle ; j'étois
» fimple quand vous m'avez vue , &
» je ne l'étois plus quand j'en ai va
» d'autres. J'avois commencé à me
» parer , je n'étoi? plus fi belle , f»
» vois befoin de plaire , je ne pou*
» vois plus aimer. L'art nuit à tout S
» le rouge que nous mettons déco*
» lore nos joues ; les fentimens que
» nous affeâons refroidiflent noi
» coeurs. Je n'ai aimé que vous , &
» quoiqu'il foit aifé d'être pins fidèle
» que moi , il feroit impoffiWe d'être
» plus confiante ; votre idée toujours
»» préfente à mon efprit dans les inft*
# délités que je vous faifeis , en em*
Pvj
34*
# poifonnoit prefque toujours le plaî-
» fir. J'avouerai cependant qu'elle
h leur prêtait de tems en tems des
h charmes ».
J'eus une véritable joie de retrou-
ver ma chère Aline; ; nous nous em-
brasâmes avec les mêmes transports
que danS ces tems heureux où nos le :
vres n'avoient point encore rencon-
tré d'autres lèvres , & où nos cœurs
répondoient aux premières invita*
rions de la volupté. Nous arrivâmes
chez elle ; j'y reftai à fouper , &
comme M. de Caftelmont étoit ab-
fent je furvécus à toute la compagnie
& j'ufai de mes droits. L'amour fuit
les alcôves dorées & les lits iuperbes,
il aime à voltiger fur l'émail des prai-
ries & à l'ombre des vertes forêts.
Mon bonheur fe borna donc à paffer
la nuit entre les bras d'une jolie fem-
me ; maïs elle ne s'appellôit & n'étoit
plus Aline.
Amans qui voulez connoître l'a^
349
mour,ou feulement la volupté , n'aU
lez point en bonne fortune avec des
lettres du Miniftre dans votre poche
qui vous forcent à partir pour l'ar-
mée. C'eû dans ces circonftances que
je vis Madame de Caftelmont & j'y
perdis beaucoup. Jufqu'à quand la
trompeufe voix de la gloire rendra-fe-'
elle odieux ce doux repos & ces ten-
dres plaifirs ? Jufqu'à quand , préfère-
ra-t-onla guerre à -l'amour ? je ne
faifois point encore ces fages réfle-
xions ; quand on eft Brigadier , com-
me je i'étois , on pen(e plutôt à de-
venir Maréchal de Camp que Philo-
fophe , & malgré toute la févérité
des Miniftres , on en eft ordinaire-
ment plus près. Tentrai donc dans
ina chaife en fortant de chez Madame
de Caftelmont, & je volai avec plaifir
à de nouveaux ennuis»
Après avoir été quinze ans loin de
ma Patrie > après avoir effuyé à la
v
i
350
fois bien des coups de fufiï & beau-
coup d'injuftices , je paffai aux Ce*
lonies en qualité de Lieutenant-Gé-
néral.
Je laiffe aux Poètes & aux Gafcon*
le foin d'efluyer & de décrire des
tempêtes : pour moi j'arrivai fans ac-
cident ; tout étoit calme à mon arri-
vée , & mon* féjoitr dans les Indes
reffembloit plutôt à un voyage de
plaifir qu'à une commiflion militaire.
N'ayant donc rien à faire , je par-
courus les différens Royaumes qui
partagent ce vafte pays , & je m'ar-
rêtai en Gokonde ; c'était alors le
phis floriffant Etat de l'Afie. Le peu-
ple étoit heureux fous l'Empire d'une
femme qui gouvernent le Roi par h
beauté & le Royaume par fa fageffe.
Les coffres des particuliers & ceux
de l'Etat étaient également pleins. Lé
Payfan cuki voit fa terre pour lui , ce
qui eft rare ; & les Tréforiers ne re*
cevoicnt point le revenu de PEtat^
pour eux , ce qui efl encore plus rare»
Les Villes ornées d'édifices fuperbes,
& plus embellies encore par les déli-
ces qui y étoienr raffemblés, étoient
pleines d'heureux Citoyens fiers de
les habiter ; les gens de la campagne
y étoient retenus par l'abondance &
la liberté qui y regnoient , & par les
honneurs que le Gouvernement ren-
doit à l'agriculture- ; les Grands enfii*
étoient enchantés à la Cour par les
beaux yeux de leur Reine , qui favoit
fart de récompenfer leur fidélité *
fans épuifer les tréfors publics : Art
Infaillible 6c charmant , dont les Rei-
nes ufent trop peu à mon gré , &
dont le Roi fou époux ignoroit qu'elle
fe fervît. J'arrivai à cette Cour & j'y
fus reçu avec tout l'agrément pof&-
ble. feus d'abord une audience publi-
que du Roi , enfui te de la Reine >
qui m'ayant a^perçu baiffa fon voile.
Sur fa réputation je Pavois foupçoiW
fcée de ne rien voiler ; je fus très-
étonné de cette réception : au refte
elle me reçut fort bien # & je n'eus à
me plaindre que de n'avoir pas vu
fon vifage que je mourois d'envie de
Voir ; d'abord parce qu'on le difoit
fort beau ; en fuite parce que tout ce
qui appartient à une grande Reine
eft fort curieux.
De retour chez moi , je trouvai
un Officier qui me propofa de me
faire voir le lendemain les jardins &C
le parc qui environnoient le Palais ;
j'acceptai la partie : nous nous levâ-
mes avec le foleil , & il me mena
par de fuperbes allées dans une efpe-
çe de bois touffu où les myrthes , les
acacias & les orangers mèloient leurs
odeurs & leurs feuillages. Nous trou-
vâmes un cheval attaché à un de ces
arbres ; mon guide monta légèrement
deflus , & ayant fonné une fanfare
35*
avec une trompe qu'il portoît firf
Jui , il s'enfuit à toute bride. Je fuw
vis la route où j'étois , très étonné
de la conduite de l'Officier , & ne
pouvant concevoir qu'il y eût un
pays où ce fut l'ufage de mener per-
dre les gens, au lieu de les mener
promener ; mais quelle fut ma fur-
prife , quand arrivé à la lifiere . du
bois , je me trouvai dans un lieu par-
faitement femblable à celui où j'avoîs
jadis connu pour la première fois
Aline & l'amour ! c'étoit la même
prairie , les mêmes coteaux , la mê-
me plaine , le même village , le mê-
me ruifleau , la même planche, le
même fentier ; il n'y manquoit qu'une
laitière que je vis paroître avec des
habits pareils à ceux d'Aline , & le
même pot au lait. Efl-ce un fonge ,
m'écriai - je ? Efl-ce un enchante-
ment ? Efl-ce une ombre vaine qui
fait illufion à ma vue ? Non me ré-
•554
pôridit-elle , vous n'êtes , ni endor**
mi, ni enforcelé, & vous verrez
tout - à - l'heure que ;e M fuis point
un Antoine ; c'eft Alim?, Aline elle*
même qui vous a reconnu hier , &
qui n'a voulu être connue de vous"
que fous la forme fous laquelle vous
Paviez aimée. Elle vient te délaffer
avec vous du poids de fa Couronne,
en reprenant fon pot au lait ; vous
lui avez rendu l'état de Laitière plus
èowx que celui de Heine» J'oubliai la
Reine de Golconde , & je ne vis
qu'Aline ; nous étions tête-à-tête
alors , les Reines font des femmes ;
je retrouvai ma premierç jeunëfle ,
& je traitai Aline comme fi elle avoit
confervé la fienne , parce que les
Reines font toujours cenfées ne la
perdre jamais.
Après cette agréable reconnoif-
fance, Aline reprit fes habits de Rei-
ne qu'une Efclave de confidence qui
?55
Favoit fuïvïe , lui apporta. Nous ren*
trames dans le Palais , où je lui vis*
recevoir toute fa Cour avec une
grâce & une bonté qui charmoit tout
ce qui Papprochoit. Elle regardoit les
uns , parloit aux autres , fourbît à
tous >en un mot elle avoit bien l'air
cFêtre maîtreffe de tout le monde j
mais elle ne paroiffoit la Reine de
per forme.
Après le dîner f pendant lequel
"tout le monde mangea avec elle , je
la fuivis dans une falle féparée , où
m*ay ant fait affeoir à côté d'elle , efle
me conta aufli fes dernières avan-
tures.
Le Marquis de Caftelmont fut tué
en duel , environ trois mois après
votre départ , & il laifla fa veuve
défolée avec quarante mille écus de
rente pour toute confolation. Une
partie de fes biens étoit en Sicile &
exigeoit , difoit-on ma préfenec. Je
Î5*
nom de mon ancienne Patrie,& tous
{es habitans font traités comme mes
parens , mes amis ; je marie tous les
ans iin certain nombre de leurs filles ,
& (buvant j'admets le ptu$ vieux
d'entr'eux à nia table pour nie retra-
cer le tableau de mon vieux père, &
de ma pauvre mère que j'aimezois 4
refpe&er , fi je la pofledois encore i
les herbes de la prairie np font jamais
foulées que par les danfes des jeu*
«nés garçons & des jeunes filles du
hameau ; la coignée refpeâçra tant
que je vivrai ces arbres imitateurs de
ceux qui prêtèrent leur ombre à nos
amours , &C dfcs habits «de payfanne
confer vés avec uiesornemens royaux
ne ceffent, ap milieu de l'éclat qui
m'environne , de me xappeller ma
première obfcurité. Ils me fprcent à
xefpeâer unç. condition dans laquelle
|'ai été moips méprifable,, que dans
Aqu^s celles ^quelles je mz fm
î*9
élevée depuis ; ils m'apprennent à refi
peûer l'humanité par-tout ; ils m'ini-
îruifenj à régner.
O la charmante Princeffe que celle
de Golconde ! elle çtoit tout-à-la
• fpi$ bonne Reine , bon Roi , bonne
femme & bon philosophe ; elle étoi£
encore plus , el|/e étoit bonne jouit
iançe. Helas ! je ne le fus que pendant
quinze jours „ au bout dpfqupls je
fus furpris avec elle par fpn njari lui-
ipême 9 & obligé de fortir de fon
Royaume par la fenêtre de fa cham-
bre à coucher. Je repartis peu de
tems après pour la France , pîi je
parvins aux plus grandes dignités &
aux plus grandes difgraces , ne méri-
tant , ni les unes , ni les autres. J'ai
$rré depuis > fans fortune & fans ef-
pérançe de pays en pays ; enfin ]t.
vous ai rencontrée dans ce defert,où
je compte me fixer , puifque je trouvf
, ftout-à-la foif jype (olitudff & unp fo*.
$66
Monlefteur a peut-être cru jufqu'à
préfent que c'étoit à lui que je con-
tois cette hiftoire ; maïs comme il ne
n'en a point prié , il trouvera bon
que ce récit s'adrefle à une petite
vieille vêtue de feuilles de palmier 9 '
ancienne habitante du défert où je
fuis retiré & qui m'avoit demandé
de lui conter mes avantures les plus
intéreffantes. Elles ont pu ennuyer
ceux qui les ont lues ; mais elles fu-
rent écoutées d$ la vieille avec une
attention finguliere ; elle n'en perdit
pas unç parole ; & quand j'eus fini
elle me dit : Ce qui me plaît le plus
de votre hiftoire y c'eft qu'il n'y a
pas un mot qui pe foit vrai. Qu'en
fevez-vous , lui dis- je ? peut- être que
je vous ai menti d'un bout à l'autre.
Je fuis bien sûre du contraire , me
dit- t elle. Madame fe mêle donc un peu
lie magie , repris je ? pas tout-à-fait ,
replîqua-t-elle j mais j'ai un anneau
• qui
3T5ï
. quîme feili juger de la Vérité de tout
ce que vous m'avez dit. Je ne coiv-
nois , lui dis-je que l'anneau de Sa-
lomon qui puifle avoir cette vertu.
Connoiflez-vous celui d'Aline , dit-
, elle en fouriant , & en me montrant
Jfa main ? Aline que vous avez fait
..monter fur Jet Trône de Golconde&
. que vous en avez fait descendre ,
qui fugitive & proferite eft venue
chercher dans ces lieux éloignés un
azile contre la colem de fon mari , à
•laquelle vous échapâtes en fautant
par la fçnêtre.
Quoi c'eft encore vous , m'écriai-
je ? je fuis donc bien vieux, car j'ai, fi
je m'en fouviens , un an plus que
vous ; mais il eu impoffible d'avoir
un an plus que votre vifage. Qu'im-
porte, dit-elle d'un ton gravfe , notre
âge & notre figure ? nous étions au-
trefois jeunes & jolis : foyons fages
à ptéfent , nous ferons plus heureux.
Tome IL Q
3**
iDans rage de l'amour nous avoris
diflipé 9 aulieu de jouir ; nous voici
dans celui de l'amitié ; jouiffbns au-
lieu de regretter. Il n*eft que" des ma-
mens pour le plaifir ; & toute la v?e
-peut être pour le plaifir 'fixé ; l'uti
reffetnble à la goutté d'feau , & Pau*
-fre au diamant ; toâs deitx brilterft
du même éclat*, mate te tfoihdfe
fouffle fait évanouir ÏW, &Pautrt
réfifte aux efforts de l'acier ; l\m em-
prunte fon éclat de la lutni^re , l'au-
tre porte fa lumière dans fon fein &
la répand dans les téntbffes. Ainfi
tout dlffipe le plaifir , & rien n'altère
le bonheur*
Enfuite e}le me conchnftt vers utfe
haute montagne couverte »d'a¥itfés
.fruitiers de. différentes efpécéS ;tti
ruifleatf d'eau vive & claire <defceé r
doit de la cîme en faifant *niHe dé-
tours & venoit former un réfervoïr
£ l'entrée d'une «grotte cfeafée m
3^3
pied t!e la. montagne. Voyez , mè
dit-elle , fi cela fuffit à votre con-
tentement : voilà ma demeure qui
deviendra la votre fi vous le voulez*;
cette terre n'attend qu'une foible cul-
ture pour vous payer abondamment
des foins que vous en aurez pris.
Cette eau tranfparente vous invite à
la puifer ; du haut de cette montagne
votre œil pourra découvrir à la fois
plufieurs Royaumes ; mogtez-y vous
y refpirerez un air plus vif & plus
fain ; vous y ferez plus loin de la terre
& v plus près des cieu* : Confidérez
delà ce que vous avez perd y , & vous
me direz après fi vous voulez le re-
trouver. _ . *
Je tombai aux pieds de la divine
Aline , pénétré d'admiration pour
elle & de mépris pour moi ; nous
nous aimâmes plus que jamais Se
nous devînmes l'un & l'autre notre
univers. J'ai déjà paffé ici plufieurs
5*4
•années délicîeufes avec cette fage
compagne. J'ai laiffé toutes mes fol-
les pallions & tous préjugés dans le
monde que j'ai quitté ; mes bras font
devenus plus laborieux , mon efprit
plus profond 9 mon cœur plus fenû-
ble. Aline m'a appris à trouver des
charmes dans un léger travail , de
douces réflexions & de tendres fen-
timens ; & ce n'eft qu'à la fin de mes
jours que j'ai commencé à vivre.
3«î
■■
IL EUT TORT.
E
H ! qui eft ce qui ne Ta pas ? On
n'eft , dans le monde , environné
que de torts. Ils font néceffaires ; ce
font les fpndemens de la fociété : ils
rendent l'efprit liant ; ils abbaiffent
l'amour -propre. Quelqu'un qui au-
roit toujours raifon , feroit infup-
portable. On doit pardonner tous les
torts, excepté celui d'être ennuyeux;
celui-là eft irréparable. Lorfqu'on
ennnuie les autres , il faut refter
chez foi tout feul. Mais ceci eft étran-
ger à mon fujet.
Paffons à Phiftoire de Mondor;
C'étoit un jeune homme malheu*eu-
fement né : il avoit l'efprit jnfte , le.
cœur tendre & l'âme douce ; voilà
trois grands torts qui en produiront
bien d'autres.
366
. En entrant dans le mondé , il s'ap-
pliqua principalement à tâcher d'à-
voir toujours railon. On va voir
comme cela lui réuffit. Il fit connoif-
fanee avec un homme de la cour : la
femme lui trouva l'efprit jufte , parce
qu'il avoir une jolie figure ; le mari
lai trouva l'efprit faux f parce qu'il
n ? étoit jamais de Ton avis.
* La femme fît beaucoup d'avances
àr la jufteffe de fon efprit ; mais com-
me il n'en étoit point amoureux , 3
ne s'en apperçut pas. Le mari le pria
d'examiner un traité fur la guerre ,
qu'il avoit compofé , à ce qu'il pré-
tendoit. Mondor , après l'avoir lu ,
lui dit tout naturellement , qu'en
examinant fon ouvrage , il avoit ju-
gé qu'il feroit un fort bon négocia-
teur de paix.
Dans cette circonftance , un régi-
ment vint à vaquer. Un petit Mar-
quis avorté trouva" l'auteur de cour
« m
un géniç tranfeendant , . & traita, fa
ftmme ccynme.fi elle eût été jolie»
It eut lé régiment : le Marquis fut
colonel*. Mondor ne fut qu'un boni*
me vrai. Il" eut tort.
Cette aventure le rebuta : il perdit
Toutes vues dç fortune , vint à Paris
vivre en particulier, & forma le pro-*
jet de s'y. faire des amis. Ah ! bon
Dieu , comme il eut tort 1 II crut en
trouver un dansJa perforine du jeune
Àlcipe. Alcipe étoit aimable , avoit
te maintien décent & les propos d'un
homme effentiel.
Un jour il aborda Mondor avec un
âir affligé : auflï-tôt Mopdor s'affli-
gea , ( car il. n'y a point de plus fotes
gens , que les gens d'efprit qui ont
îe cœur bx?n ; ) Alcipe lui dit qu'il
âvoit perdu cent louis fur fa parole ;
Moa&or les. lui prêta , fans vouloir
de billet : il crut par-là s'être acquis
un ami. Il eut tort : il ne le revit plus,
Qiv
36S
If donna dans'les gens de lettres ;
ils le jugèrent capable d'e&amîner
leurs pièces : ils obtinrent audience
de lui plus aifément que du public. Il
y en eut un en qui Mondor crut re-
connoître du talent : il lui fembla
digne de la plus grande févérité. H
lut Ton ouvrage avec la plus grande
attention : c'étoit une comédie. Il
retrancha des détails fuperflus , exi-
gea plus de fonds ,. demanda à Tau-*
teur de mieux enchaîner fes fcènes ,
de Jes faire naître Tune de l'autre , de
mettre toujours les a&eurs en fitua-
tion r de prendre bien plus garde à
la juftefle du dialogue , qu'au faux
brillant de l'efprit , de foutenir fes
caraâeres , de les nuancer finement;
fans trop les contrafter. Il lui fit re-
marquer que les paquets de vers jet-
tent prefque toujours du froid fur
I'aûion. Voilà lesconfeils qu'il donna
à l'auteur ; il corrigea fa pièce en
Jf9
Cônféquence ; il éprouva que Mon*
dor l'avoit mal confeillé. Les comé-
diens ne trouvèrent pas qu'elle fôt
jouable. ~
Cela le dégoûta de donner des
avis. Le même auteur qui auroit dû
fe dégoûter de faire des pièces , en
compofa une autre qui n'étoit qu'un
amns de (cènes informes & décou-
fues. Mondor n'ola pas lui confeiller
de ne la point donner : il eut tort ; la
pièce fut fifflée. Cela le jetta dans la'
perplexité : s'il donnoit des confeils ,
il avoît tort ; s'il n'en donnoit pas 9
il avoit tort encore.
Il renonça au commerce des beaûr
efprits , & fe lia avec des favans : if
les trouva prefqu'auffî triftes que des
gens qui veulent être plaifans. Us
ne vouloient parler que lorfqu'ils
avoient quelque chofe à dire ; ils fe
taïfoient fouvent. Mondor s'impa-
tienta & ne parut qu'un étourdi- 4)
Qy
37©
fit connoiflance avec des femmes à
prétentions ; autre méprife : il fe
crut dans un climat plus voifin du fo-
leil ; c'étoit le pays des éclairs , où
prefque toujours les fruits font brû-
lés avant que d'être mûrs. Il remar-
qua que la plupart de ces femmes
n'avoient qu'une idée qu'elles fubdi-
vjfoient en petites penfées abftraites
& luttantes : il s'apperçut que tout
leur art n'é toit que de hacher l'efprit ;
\\ connut le tort qu'il avoit eu de re-
chercher leur fociété : a il voulut y
briller , il parut lourd ; il voulut y
raifonner , il parut gauche ; en un
mot , il déplut , quoiqu'il fût fort
bien fes auteurs Latins, & fentît qu'on
ne pouvoir pas dire à un jeune hom-
91e : Voulez- vous réuffir auprès des
&mmes , lifez Cicéron.
Mondor étoit l'homme du monde
te plus raifonnable , & ne favoi*
«uçl parti prendre pour avoir n&fon*
V 1
Iljépreuya que r dan? le inonde , les
tprts viennent bien moins de pren-
dre .wn mauvais par û , que d'en pren-,
à$ç tujbep inat adroitement,
% : H. ewit waltf cire . ccmnifan , 3;
àétcfo cafledç eoî.: il ayoit cherché
à ie Éàire 'des. amis > il #* ayptf . été la,
dupe : il avoit vu de beaux efgrits ^
iiisten étôit laffé ; des favans . il s'en
étoii ennuyé: j, des ffcnjraes , il y
aooitifiti^nwy.ïux : iJl entendit va»*
Çor^L hantent d$ deufc* perfcnne*
qui slaimesit jrêrkabléroeatî i il' cru*
que Je, parti lç plus fertfé étoit d'être
amoureux : il en focma le projet ;
tàétxm pcéciCé'me^t le moyea^&j&a
kcpaœ^ 4evenki U examine^ *©qte$
las ïemraes; il snkttait >d*ûs te Jî>aJaiMj§
fes>iagrétnens & .]&. talens decha*
orne, afin de fe déterminer pputr
celle . qui: auroit , une ^perfeâion de
•plus. Il croyoit que L'amour eft u#
, ^ieuiwe^lequdtan.petttin?^ch»wfer f
Il eut beau' fiûre cette réVue r il
eut beau s'efforce*- d'être amoureux»
cela fut inutile ; mais un jour , fans y
penfer, ille devint delà perfonne
la plus laide & la ^ plus capririmifc :
il fe remercia de fon choix ; iVvit
Cependant bfenf, qu'elle rfétoït pas
belle ; il s'en appteudiflbit ; il fe flat*
toit de n'avoir point de rivaux : il
àvoit tort ; il ignorait- que les fiai*
mes les plus- laides- font les^tusco^
que t tes. Il n'y a^poim detofaaudcrit >
point de rega+d \ point de petit dif-
eours qui n'ait ion intention ; elles fe
donnent autant de loin pour faire
Valoir leur figure,, qrïon en prend
ordinairement , pour faire rapporter
une mauvaife terre. Cela Ieurréaffitt
les avances qu'elles font , flatten*
Forgueil ; & la vanité d'un homme
efface presque - toujours la laideur
dline femme* wi . .. ^ •. .. :\*
« - Mondor en fit ip. trjûe expérience*
373:
il* fe r trouva environné - de. concaN'
rçns ; il en fut inquiet : il eut tort ;
cela le conduisit àun plus grand tort ,
c* ; fut dp fe n>arier. Il traita fa fem-
19e, «Y*ç tous les égards poffibles : il
eu£jtort ;. ^le-.prir fa douceur pour
foiMçffe^ecara&ere , & le maîtrifa
durement ; il voulut fe brouiller : if
eut tort ; cela lui ménagea le tort de
fe * cacç^gioder.; Dan$ les raccon»-
moctetoe* ? iH : eut deux enfans %
c'e&èrdjréî,, deux .torts ; il devint
yeuf:î»U' eutraifon ; mais il en fit un
tprt : il fut fi affligé, qu'il fe retira
dansie's teny9r .
1 }i tr cuva dans le pay? un homme
riçùiQy #ais-qui vivoit avec hauteur ^
^ Wî YflyOft aucun defes vpifins ; il
jugea <ju'il avoit tort : il eut autant
d'affabilité. que l'autre en avoit peu j
il ,eut % rmà tor$ ,; . fa maifon devint le
réceptacle deTgçfttilîaftres qui l'aeca- ..
lltetètt (m tfUtobtt, Il envhtJe fortL
374^
de fott voifin , & s'àppferçta* tfop-
tard 9 que le malheur d'être obfédé ,
eft bien plus fâcheux que le tort d'à- >
tre craint. On lui fit impfocès , pour'
des dtofts de tertes : il aima trikvad
céder une partie de ce qtfon îdi'dè-*
rtandoit injuftement, que de plai-
der ; il fe comporta en honnête hoia?
me , donna à dîner à fa partie ad-
verfe , & fit un accommodement
défavantageux : il eut tort. Un fi bon
procédé fe répandit dans la provin-
ce : tous fes petits voifins voulurent
profiter de fa facilité , & réclamer ,
fans aucun titre , quelque* droit chi-
nférique.ll eut vingt procès ^ pour
en avoir voulu éviter on : cela le ré- :
volta ; îi vendit fa terre : il etttf toft;
il- ne fut que &ii*é dé fes fends. On
lui confeilla de les placer fur le con-
Ncert d'une grandfe vrHè yoifine , qui*
et oit très- accréditée Le? «lireQfeur
éiok lin jofi homme-, qftô s*4te£fi
Î75
fait avocat 9 pour apprendre à fe
connoître en mufique. Mondor lui
confia £on argent : il eut grand tort*
Le concert fit banqueroute au bout
d'un an 9 . malgré la gentillefle de M,
1 avocat. Cet événement ruina Mon-
der : il fentit le néant des chofes
<f ici-bas ; il voulut devenir néant lui-
même ; il fe fit moine , & mourut
tf ennui : voilà fon dernier tort»
37*
ARBROUN,
L
Conte Arabe.
E Calife Arbroun fut comparé
par les Poètes de fon tems à un arbre
prodigîeufement grand , qui étoit
près de fon Château ; fes profondes
& vaftçs racines , e'étoit , difoient»
ils 9 la puiffance du Calife folidement
établie ; fa tige fuperbe s'élevoit jus-
qu'aux nues 9 le Calife avoit l'efprit
fublime ; la tête de cet arbre étoi*
ornée de fleurs & de fruits , le Ca-
life étoit gracieux & bienfaifant £ en
un mot il n'a voit de défaut qu'une
noire mélancolie qui obfcurciffoit le
brillant de fon efprit : mais pour dif-
fiper ces nuages fo mbres 9 il avoit
fait fon ami d'un Philofophe qui fa-
voit égayer la Philofôphie par des
morales réjouiflantes , & par des fo^
lies cenfées.
377 .
♦ Le Calife. Arbroun difoit que ref-
prit de l'homme étant encore plus
maladif que fon corps , un bon Phi-
losophe étoit auffi néceffaire auprès
d'un Prince qu'un bon Médecin. Un
jour étant feul avec le Médecin de fa
mélancolie 9 après une rêverie pro-
fonde , & regardant l'arbre auquel
on le comparoit , il s'écria tout-à-
coup : Arbroun , Arbroun , tu attrif-
tes tes amis par ta mélancolie , com-
me cet arbre touffu attrifte *en les;
couvrant de fon ombre les arbres qu*
l'environnent ; puis fe tournant vers
le Philofophe : Ecoute, ami, lui dit*
il , je te promets une bague chaque
fois que tu pourras me faire rire*
Bon , reprit le Philofophe , en fe-
couant h tête , je ne gagnerois pas
avec yous en dix ans de quoi orner un
de mes doigts ; j'aurai beau plaifan-
ter , vous ne rirez jamais ; ce fera
quelquefois ma faute , & quelquefois
la vôtre ; mais vous jugerez de mes
37»
bons mots, félon votre mauvaise hu-
meur 9 & je n'aufai point' de bague.
• Hé bien 9 reprit le Calife , toutes
les fois que tu pourras me faire voir
que c'eft ma faute de n'avoir pas ri
de tes plaifanteries , je te les payerai
comme bonnes ; mais il faudra me
prouver par raifon que j'aurois dû
rire. Vous me réduifez à l'impoffi-
Me , dit le Philofophe , tout ce qu'on
peut prouver c'eft qu'un bon mot eft
raifonnable ; v mais quand on pourroit
prouver qu'il eft rifible , on ne prou-
véra point à un homme qu'il a tort
de n'en pas rire : voyons' pourtant 9
continua le Philofophe , fi vous' rires
de ce que m'a conté ce matin l'une
des femmes de cette veuve , dont lé
mari mourut hier. C'eft là vente de
votre maître d'hôtel. Vous favez
qu'elle fe piquoit d'être la plus ten-
dre époufe du pays", & par confé*
quent elle va fe piquer d'être la veuve
la plus affligée qui fut jamais.
379
après avoir , en préfencc de cette
femme * épuifé fes larmes & (à doir
leur , elle s'enferma feule pour pou-
voir en liberté laïffer repofer fon
affliâion , & étudier le rôle d'affli-
gée qu'elle a réfolu de foutenir. Elle
cherche dans fon miroir tous les airs
& les changemens de vifage qui peu»
vent convenir aux larmes qu'elle ré-
pandra ; car elle compte que les lar-
mes ne lui manqueront pas. De tou>
tes ces grimaces d'affliûion qu'elle
ét'udioit au miroir, une ent^autres
lui parut fi plaifante à elle-même ,
qu'elle ne put s'empêcher d'en rire :
après avoir un peu ri , elle recom-
mença fon étude ; autre grimace qui
lui parut encore plus plaifante ; il lui
prit -alors des éclats de rire fi violens
& fi continus , que je crois qu'elle
rira tant qu'elle fera veuve.
Ce récit accompagné des grimaces
de la veuve que contrefit le Philofo-
phe j ne fit pas feulement fourciller
3&<>
U Calife. Le Philofophe bilieux &
colère eft piqué au vif ; il redou-
ble de bons mots > on n'en rit point ;
il plaifante de rage , & par de vives
fecoufles il veut ébranler le Calife ,
comme un voyageur altéré qui vou-
dront attraper une poire , s'efforce
d'ébranler à fecoufles réitérées le
poirier dont il defire ardemment le
fruit. Le Philofophe efl outré, &
cette colère outrée dans un Philo-
fophe qui veut faire rire , devoit
avoir Ion effet ; mais le Calife en
fourit à peine , & faire fou rire ne
fuffifoit pas pour gagner la bague»
Dans le moment une volée ou plu-
tôt une épaiffe nuée de corneilles
vint fe repofer fur ce grand arbre à
qui nous avons comparé le Calife. Je
vis ces mêmes Corneilles 9 dit im-
promptu le Philofophe ; elles penfe-
rent défefpérer un brutal diftrait ,
qui voyant cette nuée de triftes oi-
feaux noircir les fruits & les fleurs
3*t
d'un fi bel arbre , s'irrita d'abord,
& oubliant que cette tige eft grofle
comme une tour , voulut dans fon
premier mouvement fecouer ce gros
arbre comme un jeune poirier.
Imaginez-vous cet extravagant oc-
cupé du defir de faire envoler ces
corneilles ; tranfporté de fureur con-
tre elles , il redoubloit fes fecqufles
en fe meurtriffant le dos contre le
tronc de l'arbre , comme nous voyons
les petits enfans en colère frapper du
poing la muraille qui leur a fait une
boffe au front. Le récit que je vous
fais n'eft pas rifible , mais je ne pus
jamais m'empêcher de rire en voyant
la chofe en original. Je crois que j'en
cufle ri comme toi , dit le Calife , fi
je l'euffe vu. Vous deviez donc rire
en me voyant en colère vouloir par
des fecouffes de plaifanteries réité-
rées , chaffer de votre tête les noires
corneilles, c'eft-à-dire , les foucis &
les chagrins qui vous offufquent. Je
3^1
t'entends , dit le Calife , en tirant de
de fon doigt une bague, tu me prou-
ves que je devois rire en voyant ta
-colère ; ainfi tu as gagné la bague.
C'eft de ce -Conte qu'eft venu le pro-
verbe Arabe qui dit à propos des
grands Seigneurs que leur grandeur
& leurs foucis accablent de mélan-
colie , ils ont une volet de Corneilles
dans la tête.
Fin du fécond Volume.
TABLE
Des Matières contenues dans ce Vo*
lu me.
JLt A Reconnoijfance à propos Pag, i
Zila, Ans, idylle 4%
L Oracle. 4 -
Mirtis , DàMON % idylle/ 9 i
Saèb ou U Rêveur , Conte. i 02
ZlRPHILE, DaPHNIS, idylle. 130
Z Heureufe famille , Conte moral 1 3 4
AMINTAS, idylle imitée de Gefjher. 1 96
Le Temple de la mort , Hifioire Per-
Janne traduite de F Arabe.* 202*
Nina , Daphné , idylle. . 236
La Confiance couronnée , Anecdote*
LlCORIS , ^FUME , idylle. 2 6i
la Z?ottW€ méprife, Conte, 269
£0 /te'/** <& Gokonde , Co/tf*. 335
Il eut tort. -gi
Arbroun, Conte Arabe yj\
^2»/& /a TaW* <& to/w* fécond.
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